Ce billet m'a été inspiré par les réflexions de Tristan Nitot sur la gratuité des logiciels libres, il me permet de prolonger une réflexion démarrée il y a fort longtemps ( v. par ex ici).

Une des différences fondamentales pour les économistes entre un bien et un service tient à ce que la fabrication du premier se fait indépendamment de la relation avec le consommateur, tandis que celle du second se fait toujours en partie en interaction avec ce dernier. On achète un "bien" qui est un produit fini, et l'on utilisera à notre guise. Quand on achète un service, le "produit" n'est pas fini : en consommant le service nous contribuons à le produire. Sa production n'est pas entièrement détachée de sa consommation.

Maintenant, croisons cette remarque avec celles de T. Nitot sur la gratuité et en nous focalisant sur l'objet qui nous intéresse dans ce blog : l'économie du document.

Un document, dans sa version finale, est un bien, un objet, matériel ou immatériel, qui a, de plus, la vertu ou le défaut d'avoir les caractéristiques d'un "bien public", c'est à dire qu'il est infiniment échangeable ; d'où les discussions et réflexions sur la propriété intellectuelle, avec par exemple, les propositions d'économistes sur la licence globale. C'est ainsi que la question de la gratuité se pose.

À partir du moment où on ne peut plus réaliser ce bien sur un marché, c'est à dire le vendre pour qu'il soit consommé par ailleurs, il faut trouver le moyen de rémunérer sa production ou l'activité qu'il génère, faute de quoi l'ensemble s'assêchera rapidement. Toute une série de mécanismes existent en amont (construction d'une réputation rémunérée par ailleurs, soutien à la création, produits-joints, etc.), nous n'en parlons pas ici pour nous focaliser sur la relation avec le consommateur.

La solution à ce problème a été trouvée il y a longtemps, mais elle a fait récemment avec le Web un pas décisif. Il s'agit de déplacer la réalisation de la valeur du bien lui-même à sa consommation en jouant sur les caractéristiques comportementales de celle-ci. En effet, lorsque nous consommons un bien informationnel (nous lisons, nous écoutons, nous regardons, etc.), nous focalisons notre attention sur un message qui est lui-même une injonction à l'action. Une lecture modifie notre comportement.

Les premiers à en tirer les conséquences économiques en France sont Émile de Girardin en lançant le premier journal populaire en 1836, La Presse, et Moïse Millaud en 1863 avec Le Petit Journal, des lancements comparables ont lieu à la même époque en Grande Bretagne et aux USA (on trouvera un bon résumé de l'histoire de la Presse, inspiré du livre de F. Balle Médias et Sociétés ici). L'annonce doit payer le journal. La publicité oriente peu ou prou notre consommation et des annonceurs sont prêts à payer pour notre attention captée par les journaux. La distribution des journaux gratuits ne fait que pousser à l'extrême cette option. Mais dans celle-ci, la relation économique est toujours celle de la consommation d'un bien, même si par divers moyens on cherche à fidéliser le lecteur pour capter son attention.

Avec la radio-télévision, un pas supplémentaire est fait dans la direction du service : le produit échappe au téléspectateur qui n'est plus maître de sa consommation, il est enchaîné à une grille de programme temporelle qui cherche à coller au plus près à sa disponibilité. D'où la fameuse phrase de P. Le Lay mille fois citée sur le temps de cerveau disponible. Le prix à payer pour le responsable de la chaîne est la gratuité pour le spectateur.

Le Web constitue sans doute la troisième période de cette « servicialisation » de la consommation d'informations. D'un côté, il rend la main à l'internaute qui reprend la maîtrise de son temps : il navigue sans contrainte ; de l'autre il permet d'asservir son attention par une connaissance de plus en plus fine de ses comportements informationnels (voir à ce sujet le billet d'O. Ertzscheid). Dès lors, on comprend bien les stratégies de captation des internautes : il est préférable que leur navigation passe par les machines que l'on contrôle, on aura ainsi une relation de coconstruction du service que l'on pourra tenter d'orienter à son profit. D'où une offre pléthorique de services gratuits de la part d'entreprises on ne peut plus intéressées. Il serait tout à fait trompeur dans ce contexte d'assimiler liberté et gratuité.

Pour résumer d'une phrase lapidaire ce billet, je pourrais conclure ainsi : « La solution marchande du paradoxe de la gratuité est de transformer le bien informationnel en service ».