Diffusion vs accès : deux économies antagoniques
Par Jean-Michel Salaun le jeudi 15 mars 2007, 13:50 - Éco - Lien permanent
Voir aussi ici pour une illustration des propositions de ce billet.
Les développements de l'actualité des relations entre les acteurs du Web-média, et ceux des médias classiques témoignent d'une forte nervosité que l'on prenne le livre, la presse ou encore plus la télévision (et le dernier épisode du conflit entre Viacom et Youtube). Néanmoins les analyses me paraissent en général souvent fondées sur des prémisses erronées. Je voudrais dans ce billet montrer pourquoi il y a une incompatibilité entre les économies de l'un et des autres et qu'il faut donc raisonner en modèles complémentaires, concurrents ou articulés, en partage plutôt qu'en fusion où l'un absorberait les autres. Il existe deux économies, une économie de la diffusion et une économie de l'accès qui sont autonomes l'une par rapport à l'autre et il n'est pas sûr qu'elles soient compatibles.
Pour cela prenons du recul par rapport aux situations particulières dont les fils nécessairement embrouillés ne permettent pas de comprendre la logique générale, et représentons, simplement et schématiquement la communication "flottante", celle qui est lancée sans connaitre précisément le destinataire.
Les initiés auront repéré le célèbre schéma de Shannon et Weaver que j'ai détourné de son objectif initial. Il y a bien toujours la source, l'émetteur, le récepteur et de destinataire, mais au centre, j'ai remplacé le canal par une autre métaphore aquatique : un lac. Le schéma initial a été mille fois cité, souvent sans précaution, et presque autant critiqué. Mais mon propos n'est pas de discuter la proposition initiale, mais de m'en servir sans vergogne ni fidélité comme prétexte pour développer la démonstration.
La partie centrale indique que le message envoyé par une source est ici placé dans une zone intermédiaire, dans l'attente qu'un destinataire le trouve. La communication n'est pas directe et il n'y a aucune assurance qu'un message arrive à un destinataire donné. Pour être cohérent, il faudrait présenter plusieurs sources et un nombre infiniment plus grand encore de destinataires, mais cela l'aurait rendu indéchiffrable. Il y a en effet, dans la communication flottante, un certain nombre d'acteurs qui souhaitent proposer des documents à, potentiellement, une foule de destinataires. L'important à noter est aussi que, contrairement à la vulgate du Web, source et destinataire sont bien différenciés. Écrire et lire ne relève pas de la même activité, tout comme filmer et regarder, ou jouer d'un instrument et écouter de la musique. Un nombre limité de personnes s'adonne à la première activité, même si le Web l'a élargi en "démocratisant" les outils de production et diffusion, tandis qu'une multitude d'autres pratiquent couramment la seconde.
Un tel schéma n'est pas sans rappeler une représentation simplifiée d'un marché. Néanmoins, les marchandises en question ont des particularités fortes qui les différencient des marchandises ordinaires et l'objectif ici est la réalisation d'une communication entre les deux pôles, pas nécessairement un échange marchand entre ceux-ci.
L'autonomie des deux côtés du schéma induit deux façons différentes et indépendantes de réaliser le processus communicationnel et, par là même deux économies radicalement différentes.
1. Économie de la diffusion
On peut raisonner à partir de la source et de l'émetteur et on sera dans un processus de diffusion. Il existe deux façons primitives de diffuser un message "à la cantonnade" : la publication, où l'on distribuera des messages enregistrés ou consignés sur des objets ; et le spectacle, où l'on proposera ces messages à une assistance. Ces deux processus ont été développés, articulés et industrialisés sous forme d'édition de cinéma, de télévision, d'industrie du disque, etc.. et aujourd'hui du Web, quand on y publie un texte, une image, une vidéo. C'est l'activité que je suis en train de réaliser du moment où je tape ces lignes, jusqu'à celui où je cliquerai sur "mettre en ligne".
En économie, nous dirons que nous sommes dans une processus de production de biens, matériels ou virtuels. Deux méthodes ont été trouvées pour valoriser cette activité : la plus simple, la vente du message et nous retrouvons la configuration du marché ordinaire ; une plus sophistiquée qui utilise la faculté de capter l'attention du destinataire par le message envoyé et de la vendre à d'autres sources-émetteurs intéressés. Il est important de noter dans ce second cas qu'il ne s'agit que d'une probabilité de captation. Personne ne peut être assuré du comportement du destinataire, la mesure du marché est elle-même probabiliste, en nombre de pages vues ou en points d'audimat.
2. Économie de l'accès
Mais on peut aussi raisonner à partir du destinataire et du récepteur. Ici, il s'agit de l'aider à trouver le message qu'il cherche parmi tous ceux qui sont à sa disposition. Les bibliothèques ont été les premières à construire un modèle organisé à partir du destinataire. Toutes les activités, dites "documentaires" ont suivi. Les moteurs de recherche ou les portails ont repris et systématisé le raisonnement sur le Web. Dans ce raisonnement, on ne se préoccupe pas de savoir comment les messages ont été produits ou diffusés, mais, puisqu'ils sont là, on va aider le destinataire à trouver ceux qui l'intéresse.
En économie, nous dirons que nous sommes dans un processus de production de services. Tout service se réalise en co-production avec le client. Plusieurs formules de valorisation du service ont été construites, mais, compte tenu de la caractéristique de "bien d'expérience" du message et de l'abondance construite pour rendre le meilleur service, la volonté de payer directement est très faible. Ainsi le service est payé indirectement, soit par les représentants du client et/ou par un abonnement (bibliothèque), soit, pour les moteurs, comme précédemment par la captation de son attention revendue à un source-émetteur intéressé. Mais la probabilité de retenir l'attention est plus forte que dans l'orientation précédente, tout simplement parce que le client est actif. L'instrument de mesure n'est plus le même, cette fois, il s'agit du nombre de clics sur l'annonce.
Bien entendu, il y a une relation entre les deux orientations et, dans leurs déclinaisons industrielles, elles peuvent même être présentées sous forme d'un continuum ou d'un pentagone. Néanmoins elles sont bien radicalement différentes et il est, à mon avis, peu probable qu'elles s'accordent. Les acteurs ne sont, non plus, pas placés au même moment du processus communicationnel et donc raisonnent de façon radicalement différente, les uns à partir des sources et de la diffusion, les autres à partir des destinataires et de l'accès. Il faudra donc qu'elles coexistent dans un partage des ressources et du marché publicitaire dont la ligne n'est pas encore tracée. On peut s'attendre à encore quelques belles batailles.
Commentaires
Bonjour,
Juste un petit commentaire "technique": quand on vous lit par l'intermédiaire du fil RSS dans bloglines, on n'a pas les images.
Il me semble qu'un schéma conjoint, réunissant le meilleur de ces deux économies, n'est pas improbable.
Il s'agit d'un écosystème d'infomédiation classique sur un portail internet, dans lequel les émetteurs sont rétribués proportionnellement aux nombres de récepteurs touchés par leur message et donc proportionnellement au potentiel de monétisation. Ce principe de partage de revenus commence à faire florès sur le web, à l'image de Brightcove dans le domaine de la vidéo qui est une place de marché à part entière entre producteurs et consommateurs d'images. Modèle vertueux d'infomédiation puisque tous les maillons de la chaîne de la valeur y trouvent leur compte, dès lors que cette place de marché a atteint une taille critique qui justifie son attrait côté émetteur comme récepteur.
Pour des détails sur le modèle Brightcove, je renvoie à cette note lors du DigiWord Summit de l'IDATE :
www.tech.youvox.fr/IDATE-...
Sur un modèle voisin de non rémunération des émetteurs, mais de renvoi de trafic monétisable vers la source, je pense aussi au modèle d'agrégateurs d'informations comme Google Actualités. Ces infomédiaires, capables de catalyser à la fois la diffusion et l'accès, sont me semble-t-il promis à un bel avenir.
Bonjour Laurent,
Peut-être, mais je reste très sceptique sur votre premier exemple.
Les partages de revenus en audiovisuel n'ont pas encore permis à ma connaissance une rémunération suffisante pour les émetteurs autorisant une véritable production. Il y a une bonne raison à cela. Sauf pour quelques très gros succès (pour lesquels la diffusion sur le Web n'est qu'un canal parmi d'autres), la demande est éparpillée sur la longue traîne interdisant des rentrées suffisantes pour les vidéos. Et même en imaginant un paiement direct par le consommateur, comme pour la musique dont les coûts de production sont bien moins élevés, les tarifs sont trop bas sur Itunes pour équilibrer l'industrie. C'est pourquoi les producteurs traditionnels apprécient YouTube comme outil de promotion, mais se tournent vers Joost pour l'avenir de leur plan d'affaires. Le premier relève d'une économie de l'accès, tandis que le second fait le pari de la diffusion.
Pour le second exemple, la situation est radicalement différente. Il s'agit bien là d'économies totalement indépendantes avec une potentialité d'un coté d'une rémunération sur l'accès (Google) et de l'autre sur la diffusion (journaux). Il y a là en effet une possible articulation entre les deux, néanmoins il faut alors accepter que le marché publicitaire se sépare en deux volets indépendants dans leur circuit, leurs acteurs et leur mode de calcul. Il semble qu'aujourd'hui Google n'ait pas encore franchi le pas puisqu'il n'y a pas de publicité sur son agrégateur de nouvelles et que, d'autre part, les journaux aient des positions divergentes sur le sujet, par exemple entre la France et la Belgique.
En conclusion, tout cela me semble confirmer le raisonnement du billet.