Cette réflexion m'est venue à la suite de la lecture d'un billet sur Open data Rennes, de discussions dans un dernier séminaire à l'ENS de Lyon et aussi, il faut avouer, d'un certain malaise à la lecture d'analyses toujours plus rapides et plus radicales du tout petit monde de la biblioblogosphère.
Les verbes "publier", "partager" et "ouvrir" pourraient être pris comme synonymes dans le contexte du web, mais il est sans doute préférable de bien distinguer la réalité qu'ils recouvrent, qui renvoie à des logiques et raisonnements sensiblement différents et parfois contradictoires. Compte-tenu de la longueur d'écriture et de lecture du développement, ce billet se rapporte seulement au premier des trois verbes : publier. Il est le premier d'une série de trois ou quatre. Le billet sur Partager est accessible.
Voici donc, de mon point de vue et sur le seul exemple du livre, quelques propositions pour préciser ce terme et, le cas échéant en étant un peu optimiste, réduire quelques difficultés des débats actuels.
Publier
Publier signifie "rendre public". En ce sens, un auteur et l'éditeur, qui a permis de donner la forme d'un livre à son oeuvre, "partagent" l'oeuvre avec les lecteurs. Ce partage n'est pas anodin, fondamental pour la démocratie, constitutif de ce qu'on appelle à la suite de J. Habermas "l'espace public" (wkp). Mais la notion de partage est d'une certaine façon, bridé la première dimension du document, la forme, du créateur vers le lecteur et réglée par le droit d'auteur. Le lecteur peut s'approprier les idées de l'auteur et en débattre, il ne peut en diffuser la forme. Pour une petite discussion de cette question, voir ici, pour plus de détails là ou là.
Comme le précise F. Benhamou, dans un rapport du Conseil d'analyse économique, déjà commenté sur ce blogue, l'objectif du droit d'auteur est bien d'interdire d'autres initiatives de partage à grande échelle (à quelques exceptions dûment encadrées près) : La fonction du droit d’auteur est d’empêcher ces comportements de « passagers clandestins » par la création d’un monopole de l’auteur (ou des ayants-droit) sur sa création. Telle est la fonction d’incitation à la création, à l’innovation, à la prise de risque du droit d’auteur. Mais ce monopole a un revers : il implique une moindre diffusion, puisqu’il établit un prix – éventuellement élevé – là où pouvait régner la gratuité ou la quasi-gratuité. Le mode de résolution de cette tension entre incitation et diffusion réside dans le caractère temporaire du droit conféré. Or l’histoire du droit d’auteur montre que l’on assiste à un allongement progressif de sa durée ; on peut en déduire que, dans le conflit entre efficacité statique (rémunération de la création) et efficacité dynamique (diffusion), c’est la première qui s’est montrée gagnante tout au long de l’histoire.
Le web, on le sait, autorise une publication plus rapide et plus simple. Dès lors, il est tentant d'imaginer un revers de balancier vers l'efficacité dynamique. Bien des promoteurs du web proposent des solutions radicales visant à une libre circulation des oeuvres numériques, accompagnées de divers modes de rémunération rompant avec la logique éditoriale. Ils sont en cela en cohérence avec la philosophie implicite du fondateur de la toile, qui ne distingue pas auteur et lecteur, mais en contradiction avec l'histoire de l'édition, marquée par un combat continu contre les contrefaçons et aussi avec sa logique économique qui mutualise les rentrées financières entre les succès très peu nombreux et l'ensemble des titres non rentables.
En réalité sous couvert de grands principes, se cachent aussi des intérêts particuliers : construction d'une rente éloignée de toute prise de risque du côté des éditeurs, et, de l'autre, une récupération sauvage de produits culturels pour un groupe de consommateurs branchés et bruyants alliés à la constitution de bases de données comportementales par de très gros acteurs industriels du web. Dès lors entre les deux camps, le dialogue est un dialogue de sourds où les arguments n'ont pour effet que de conforter les convictions du camp qui les présente.
Il est vraisemblable qu'un nouvel équilibre se trouvera et qu'il ne viendra pas d'une victoire d'un camp sur l'autre, mais bien plutôt d'un compromis issu des leçons des expériences et de l'addition de micronégociations. Un bon exemple de compromis est suggéré dans le rapport cité. F Benhamou y a fait une proposition intéressante qui n'a pas reçu grand écho. Je ne prétends pas qu'il s'agisse de la panacée, mais cela me semble une bonne façon de raisonner :
On pourrait considérer qu’après dix ans, un livre puisse être numérisé et téléchargeable (sous réserve des accords des ayants droit). Le manque à gagner, a priori faible, serait reversé par le ministère de la Culture aux éditeurs et aux auteurs au prorata des téléchargements ou des ventes effectives des dix premières années.
La proposition s'appuie sur une étude de la vente des livres de littérature pour l'année 2005 qui montre que 16 % des titres représentent 83 % des ventes. Pour 43 % des titres, les ventes moyennes s’établissent à 293 exemplaires, tandis qu’elles se montent en moyenne pour l’ensemble des titres à 5 903 exemplaires, avec un maximum de 253 068 ventes et un minimum d’une seule vente.
Cette proposition, dont on peut discuter les détails, a bien des avantages. Elle sort des pétitions de principe qui figent aujourd'hui les positions des acteurs. Les principes doivent être relativisés par la réalité économique. Elle ne s'appuie pas, non plus, sur une réglementation contraignante, mais incitative dont l'histoire des industries culturelles en France a montré l'efficacité. Elle laisse l'initiative aux principaux acteurs de la publication, les créateurs et ayant-droits. Elle pourrait aussi, cerise sur le gâteau, donner un rôle intéressant aux bibliothèques comme vecteur de la mise en ligne des livres ainsi numérisés.
Il ne s'agit sans doute pas d'une solution miracle et bien des variantes pourraient être proposées. Mais elle a le mérite de nous sortir des guerres de tranchées. Il sera temps ensuite de réviser les positions sur des bases plus raisonnables.