Alain Desrosières est mort.
Je n'ai eu ni l'honneur, ni l'avantage de le connaître personnellement. Mais à la lecture de ses travaux, c'est pour moi un des plus fins analystes et un esprit parmi les plus subtils et érudits de son siècle. Son œuvre maîtresse et magistrale est :
DESROSIERES, A., 2010, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, La Découverte/Poche, Paris, 3ème édition.
En ligne, on pourra lire, par exemple :
- “Analyse des données et sciences humaines : comment cartographier le monde social ?”, Journal électronique d’histoire d’histoire des probabilités et des statistiques,
- « L'histoire de la statistique comme genre : style d'écriture et usages sociaux », Genèses 2/2000 (no 39), p. 121-137.
Aujourd'hui, alors que partout on ne parle que d'humanités numériques, de web des données, de données ouvertes, de big data, de datajournalism, où l'on s'interroge sur la pertinence et l'effet des algorithmes (ici et là) et même maintenant de philosophie des données, il faut relire A. Desrosières qui nous explique que les calculs ne sont pas neutres et participent de la construction des institutions et du grand récit que les sociétés se font à elles-mêmes.
Pour comprendre l'importance du chemin qu'il nous montre, je ne prendrai qu'un court extrait du livre cité plus haut (p.398) :
Dans son architecture actuelle, la statistique se présente comme la combinaison de deux types d’outillages distincts (…). Le premier est politico-administratif : peu à peu se sont mis en place, depuis le 18e siècle, des systèmes d’enregistrement, de codage, de tabulation et de publications de « statistiques » au sens de description chiffrée de divers aspects du monde social. Le second est cognitif, et implique la mise en forme de schèmes scientifiques (moyenne, dispersion, corrélation, échantillonnage probabiliste), destinés à résumer, notamment par des outils mathématiques une diversité supposée non maîtrisable.
Remplaçons juste quelques mots pour l'appliquer à la période contemporaine, sans changer le raisonnement. Le paragraphe devient :
Dans son architecture actuelle, le web de données se présente comme la combinaison de deux types d’outillages distincts. Le premier est politico-administratif : peu à peu se sont mis en place, à partir de la fin du 19e siècle des systèmes d’enregistrement, de codage, de classification et de publication de « bases de données » au sens de description factuelles de divers aspects du monde social. Le second est cognitif et implique la constitution de schémas logiques destinés à résumer grâce à des algorithmes une diversité supposée non maîtrisable.
Il y a là de quoi retrousser ses manches et aiguiser ses neurones pour mieux éclairer notre époque... n'y a-t-il pas ?