Le coeur du métier de Google
Par Jean-Michel Salaun le vendredi 05 septembre 2008, 23:32 - Moteurs - Lien permanent
Ce billet a une suite ici.
Chacun s'accorde à penser que le moteur de recherche, couplé à la publicité sur les réponses aux requêtes représente le cœur du métier de Google. Chacun aussi convient que la sobriété de la page de recherche a été un facteur déterminant dans son succès. Dès lors, l'analyse de cette page où rien n'est laissé au hasard, et de son évolution, doit nous en apprendre beaucoup sur la stratégie de la firme. Je m'en tiendrai à un rapide survol de la palette des services présentés sur Google.com (ici, attention cette présentation est évolutive dans le temps et selon la situation du terminal d'interrogation), mais une analyse plus approfondie et un repérage des nuances entre les différentes versions nationales seraient aussi à mon avis riches d'enseignements.
La première information qui saute aux yeux sur la page de ce jour est la mise en avant du nouveau navigateur Chrome, juste en dessous de la fenêtre de requête. Si quelqu'un en doutait encore, ce lancement est la priorité stratégique du moment. Il ne s'agit pas pour Google d'un service comme les autres : ce positionnement sur la page est tout-à-fait exceptionnel. Il semble le premier à avoir atteint ce niveau le premier, si l'on met à part des annonces liées à l'actualité (p. ex. Tsunami..), depuis le 4 décembre 2001 où la page a commencé à prendre une tournure définitive avec une série de services annoncés dans un bandeau supérieur, c'est à dire lorsque Google a commencé à rationaliser son portefeuille de services (complément du 8 oct 2008 : affirmation à nuancer, voir le complément du billet suivant ici). En réalité, cette annonce n'apparait pas sur le service intégré à Firefox (elle est remplacée par une incitation à télécharger les modules complémentaires de ce dernier), ce qui renforce encore l'idée d'une offensive visant Internet Explorer. Ce service, pour autant qu'il rencontre le succès, est une pièce essentielle de la stratégie Googleienne, la première donc à avoir été mise pratiquement au même niveau que le moteur sur la page. Cela devrait faire réfléchir.. pour le dire vite et toujours en cas de succès qui n'est évidemment pas encore acquis, le cœur du métier de Google pourrait bien passer d'un service de requêtes à un outil de navigation ou de gestion documentaire (le premier n'étant plus qu'un service complémentaire du second).
La deuxième information importante est le bandeau du haut qui met en avant quelques services de la palette de Google. Cet accent en fait en sorte les «services de base» de la firme, comme on dit en marketing, et la sélection n'est pas du tout anodine, encore moins son évolution dans le temps. On le sait, la firme dispose grâce à l'analyse des traces des requêtes d'une formidable base de données des intentions qui lui donne un avantage considérable par le repérage des tendances des pratiques des internautes et donc leur monétarisation possible. Les choix sur les services mis en avant sont donc hautement significatifs. La capacité d'innovation fascinante et le nombre impressionnant de services, complaisamment relayés par des groupies enthousiastes ou des Cassandres désespérés, ont tendance à laisser croire que la firme raisonnerait sur la base d'un écosystème informationnel où un battement d'aile de papillon d'un côté aurait d'importantes conséquences de l'autre. En réalité, sans douter de sa force globale, elle se conduit bien comme une firme ordinaire avec un portefeuille de services qui comprend, comme partout : des vaches-à-lait, des vedettes, des dilemmes et aussi des poids morts.
Nous avons ce jour dans les services de bases : les images, les cartes, les actualités, les courses (shopping) et la messagerie (Gmail). Il s'agit très vraisemblablement d'un mix entre les services les plus populaires et les plus stratégiques. On pourrait faire une analyse du positionnement de chacun d'entre eux et aussi de l'absence (sur cette première page) des autres. Je réserve celle-ci pour plus tard et me contenterai d'un bref constat analytique de l'évolution de cette liste, à partir d'un rapide balayage de l'historique des pages sur Internet Archive (ici),
Lorsqu'elle est apparue en décembre 2004, la liste comprenait : les images, les groupes (forum), l'annuaire, auxquels les actualités se sont ajoutées un mois plus tard. En mars 2004, il s'est ajouté Froogle, un comparateur de prix ancêtre de Shopping. En février 2005 Local, un service de recherche géographique sur les commerces et services de proximité préfiguration du service de cartes qui le remplace en avril 2006. En août 2006 est apparue la vidéo qui a pris la place du service des groupes et de Froogle. Le 17 mai 2007, la liste des services se déplace en haut et à gauche de la page pour dégager le service de requête et la messagerie (Gmail) apparait dans la liste. En novembre 2007, Produits (Products), qui sera renommé rapidement Shopping, remplace Vidéo.
On peut tirer quelques conclusions simples de cette petite énumération.
Google a rapidement relégué au second plan la fonction d'annuaire, sur laquelle Yahoo! au contraire a mis l'accent et celle des forums, on pourrait dire plus largement avec le vocabulaire d'aujourd'hui des réseaux sociaux. Puis après une première mise en vitrine a fait aussi disparaitre la vidéo. Il me semble que l'on peut voir là la marque d'une difficulté de monétarisation de ces services.
Inversement, les services de géographie et les courses se sont imposés progressivement. Il s'agit, à mon avis, d'une formule d'affaires tout-à-fait originale de ce média qui, contrairement à ce qui est souvent dit, s'inscrit clairement dans l'espace et pour des transactions de proximité au sens où elles concernent des objets qui atteindront le domicile des consommateurs. La monétisation est ici claire, par la publicité ou par les commissions. C'est donc un volet essentiel de la stratégie de Google, qui l'éloigne d'un service documentaire pour la rapprocher du e-commerce. Une diversification à souligner.
Il est aussi très notable que le service d'images soit resté aussi stable que le service central, marque sans doute d'une très forte popularité de ce service. De même, le service d'actualité, arrivé très tôt, est toujours là. Il est aussi très populaire et nous avons vu comment il était monétarisé (là). Enfin, l'arrivée récente de la messagerie sur la page d'accueil pourrait être un autre symptôme de l'inflexion de la stratégie de la firme, notée au début du billet : navigation et messagerie sont en effet les deux services de bases de l'internet. Google a réussi à monétiser le premier par la publicité tout en le transformant en un ticket d'entrée pour ses services, et donc, sinon un verrouillage complet, du moins une orientation ferme et sans douleur de la navigation des internautes. Il est bien possible qu'il souhaite réitérer l'exploit avec le second.
La partie inférieure de la page mérite aussi une analyse, car elle en dit très long sur le modèle d'affaires développé par la firme. Mais c'est assez pour un samedi..
Complément du 9 septembre
L'annonce de Chrome a été retirée de la page à peine quelques jours après son lancement, ce qui relativise son positionnement. Nous en sommes encore à un service Dilemme.
Commentaires
La raison d’une absence
Une observation suivie d’une question à propos des différences entre les versions nationales :
Dans sa version canadienne, et ce en français comme en anglais, le bandeau de services présente une différence avec la version .com : L’option shopping/magasinage n’y apparaît pas. On trouve à son emplacement l’option vidéo.
Cette différence s’observe pour plusieurs versions nationales. Ainsi, par exemple, la France, le Royaume-Uni et l’Espagne présentent la même configuration que le Canada. En revanche, la version allemande est calquée sur Google.com (shopping à la place de vidéo). Quant à la version brésilienne, elle n’offre ni la vidéo ni le magasinage mais un clone de FaceBook.
La vidéo ne doit pas être un service plus lucratif à Winnipeg et Salamanque qu’à Berlin et Philadelphie. Cette option ne semble donc présente que pour pallier l’absence de l’option magasinage.
Cette absence serait-elle due au fait que les relais nécessaires aux transactions de proximité que vous mentionnez ne sont pas (encore) opérationnels pour tous les pays? Ou encore que la firme Google s’adapte à des usages fréquents dans certains pays mais (encore) peu développés dans d’autres? De manière générale : quelle est la raison de cette absence?
Salut Jean-Michel,
En complément, ce petit article qui récapitule l'historique des unités sémiotiques de la page d'accueil la plus célèbre du monde ;-)
banal-blog.fr/histoire-pa...
Dans la présentation de Chrome, la semaine dernière, une phrase m'a particulièrement marquée:
« Google [...] from a search company to an "ads and apps" company »
Il me semble que cela offre une grille de lecture particulièrement éclairante. Aussi simple et efficace que tout ce à quoi Google nous a toujours habitué.
@ Alban
Merci pour ces alertes. Il est délicat de répondre précisément à votre question. Je pense que la raison principale tient dans l'implantation, directe ou indirecte, de Google dans le e-commerce de chaque pays, mais il faudrait y aller voir plus finement.
L'étude est d'autant plus embrouillée que les reroutages automatiques de Google font que l'on arrive à une page différente (pourtant indiquée à la même URL..) selon le repérage de la machine, simplement en cliquant sur le lien de la page indiquée dans le billet.
@ Olivier
Merci pour la référence. Une illustration plus complète et précise en image que mon billet. Mais une analyse un peu superficielle.
@ Clément
Oui, c'est effectivement limpide.
@clément
Surtout si l'on y ajoute un autre gimmick plus ancien mais tout aussi révélateur "ads are content" ... ne reste plus qu'à inventer la suite du syllogisme :
"Search is ads and apps
Ads are content
..."