Compte d'auteur et livres en ligne
Par Jean-Michel Salaun le mardi 28 août 2007, 01:28 - Édition - Lien permanent
Je relaie ici un long commentaire, reçu de jour, mais dans un billet ancien et qui risque de passer inaperçu alors qu'il mérite lecture et réflexion, même si sa conclusion n'est pas très gentille pour les universitaires et leurs étudiants. Sur celle-ci, je rappelle simplement que ce bloc-notes est plein de subjectivités. Il est pour moi l'occasion de pointer des informations, de lancer des idées, de suggérer des analyses, de favoriser la diffusion de réflexions d'autres personnes, et notamment des étudiants, certainement pas de rendre compte de recherches abouties de ma part. Cela passe par d'autres canaux. C'est aussi l'occasion de recueillir d'autres avis grâce à la possibilité de l'intervention des lecteurs. En voici une bonne, et je remercie Serge-André Guay de nous la donner.
La question est celle de l'économie du livre à compte d'auteur, dont le rédacteur du commentaire est un des acteurs au Québec avec la ''Fondation Fleur de lys'' et de sa relation avec internet. J'ai retenu ces extraits du commentaire (l'intégral est ici à la suite du billet qu'il discute) :
En effet, il faut un certain courage au Québec pour s'afficher comme un éditeur à compte d'auteur puisque ce type d'édition a depuis longtemps la très mauvaise réputation d'exploiter sans retenu le rêve de l'auteur d'être publié. Cette exploitation tient au fait que l'éditeur à compte d'auteur, qui est souvent rien de moins qu'un imprimeur déguisé en éditeur, ne se donne pas la peine de ramener l'auteur sur terre le temps venu de passer sa commande d'exemplaires. Plus le nombre d'exemplaires commandés par l'auteur sera élevé, plus l'éditeur-imprimeur fera de profit. On proposera à l'auteur de jumeler sa commande personnelle à une commande pour l'option «Distribution en librairies». Et là les choses se gâtent réellement parce que l'auteur se voit déjà dans les vitrines de toutes les librairies au Québec. Ce qu'il oublie, c'est l'absence de promotion, à moins de payer encore un peu plus pour ajouter l'option «Publicité». Pis encore, il oublie ou ne connait tout simplement pas la durée de vie très limitée d'une nouveauté en librairie. Au bout de trois mois, les librairies retournent à l’auteur les exemplaires invendus de son livre. (..)
Il y a des éditeurs en ligne qui ne demandent aucune contribution à l’auteur. Mais ce bel accueil cache souvent un piège : la cession de droits obligatoire. Le contrat d’édition stipule que l’auteur cède ses droits d’auteur à l’éditeur, comme c’est la pratique dans le secteur de l’édition traditionnelle. On justifie alors l’obligation de cette cession de droits à l’éditeur en soutenant que c’est ce dernier qui, après tout, prend tous les risques. L’Union des Écrivaines et des Écrivains Québécois (UNEQ) se bat depuis des années pour que les éditeurs (traditionnels) laissent tomber cette cession de droits au profit d’une licence d’édition, limitée dans le temps (ex. : 2 ans). Et le contexte actuel du marché du livre donne raison à l’Union. Nous l’avons vu, la durée de vie d’une nouveauté en librairies dépasse rarement trois mois. Or, obliger l’auteur à céder ses droits d’auteur jusqu’à 50 ans après sa mort, est très exagéré compte tenu d’une durée de vie en librairies de trois mois. C’est que l’éditeur veut aussi prendre le risque «de faire de l’argent plus tard avec le livre», notamment au décès de l’auteur, à l’image des propriétaires des galeries d’art avec les peintres. (..)
Autrement dit, on peut vanter le fait que l’édition à compte d’éditeur ne coûte rien à l’auteur, mais il ne faut pas oublier que pour ce faire il cède ses droits d’auteur et, par le fait même, le contrôle de l’offre et de la demande. Tout va pour mieux si son livre connaît le succès en dedans des trois premiers mois. Autrement, il doit passer à autre chose.
Mais si l’auteur a été édité à compte d’éditeur en ligne, la durée de vie n’est pas limitée. Le livre demeure dans la vitrine virtuelle de l’éditeur en ligne et, le cas échéant, dans la libraire en ligne de cet éditeur, parfois même dans un vaste réseau de librairies en ligne. L’éditeur en ligne, contrairement à l’éditeur traditionnel, dispose d’une importante marge de manœuvre pour promouvoir ses auteurs et leurs œuvres.
Mais cette marge de manœuvre ne justifie toujours pas la cession de droit exigé par les «éditeurs gratuits» (à compte d’éditeur). Nous croyons que l’édition en ligne est et doit demeurer une «alternative» à l’édition traditionnelle. Il faut que l’auteur puisse poursuivre sa recherche d’un éditeur traditionnel tout en étant édité en ligne. Il faut aussi que l’auteur puisse rompre sans aucun préjudice son contrat d’édition en ligne advenant une offre d’un éditeur traditionnel qui réalisera son rêve original : être dans les «vraies» librairies. Cela impossible si l’auteur à céder ses droits à son éditeur en ligne, s’il a mordu à l’hameçon de la gratuité. (..)
Le livre édité électroniquement n’est pas nécessairement un livre électronique. Il peut être un livre papier au même titre que tous les autres livres dans les librairies traditionnelles. Et ce n’est pas parce qu’un livre papier est imprimé uniquement à la demande, qu’il faut abaisser cette option comme vous le faites dans votre texte («si ce n’est par une imprimante personnelle ou un imprimeur à la demande»). Il faut dire que l’édition en ligne s’est développée grâce à l’impression à la demande. Plus de 80% des ventes de notre maison d’édition en ligne sont des exemplaires papier imprimés à la demande. Sur Internet, il se vend davantage d’exemplaires papier imprimés à la demande que d’exemplaires numériques. En fait, si l’exemplaire électronique «s’apparente» autant au livre papier, c’est que l’exemplaire électronique vendu est souvent la maquette utilisée par l’imprimeur à la demande. (..)
Commentaires
merci de cette réflexion
il n'y aurait jamais eu Balzac, ni lui-même en tant que possibilité d'écrire, ni la Comédie Humaine se générant depuis elle-même, s'il n'avait pas eu, tous les 4 ou 5 ans, la possibilité de négocier à nouveau avec un éditeur une nouvelle édition de ses textes
le jour où nous pourrons obtenir de nos éditeurs des contrats, peut-être pas 2 ans, mais même 8 ou 10 ans, et nous serons dans une configuration très neuve, non plus dans la dépendance du "nouveau livre" à tout prix - indépendamment du fait que pour la plupart des auteurs, contrairement à ce qui se passait (en France) il y a encore 10 ans, l'instabilité et la concentration du monde éditorial fait qu'on passe nécessairement d'une maison à une autre, laissant une part décisive de notre vie dans les entrepôts d'un éditeur qui n'a plus du tout envie de faire quoi que ce soit pour nous...
noter quand même que cette "durée de vie de 3 mois", si elle décrit bien ce qui se passe commercialement, n'est plus un critère pour la "niche" que représente la poésie ou le contemporain en général, de diffusion plus lente, mais en un nombre de lieux restreints : d'où l'importance aussi de l'accessibilité en ligne
S.A. Guay : « Plus de 80% des ventes de notre maison d’édition en ligne sont des exemplaires papier imprimés à la demande. Sur Internet, il se vend davantage d’exemplaires papier imprimés à la demande que d’exemplaires numériques. »
C'est surement vrai.
De quoi interroger le "prix unique du livre", peut-être ?
Ne pas confondre la valeur d'un livre et la valeur d'un imprimé...
Bonjour,
Permettez-moi de commenter ceci : «le jour où nous pourrons obtenir de nos éditeurs des contrats, peut-être pas 2 ans, mais même 8 ou 10 ans, et nous serons dans une configuration très neuve, non plus dans la dépendance du "nouveau livre" à tout prix - indépendamment du fait que pour la plupart des auteurs, contrairement à ce qui se passait (en France) il y a encore 10 ans, l'instabilité et la concentration du monde éditorial fait qu'on passe nécessairement d'une maison à une autre, laissant une part décisive de notre vie dans les entrepôts d'un éditeur qui n'a plus du tout envie de faire quoi que ce soit pour nous...» François Bon.
Il faut prendre en considération que les contrats d'édition en France et au Canada sont très différents, tout comme la loi sur la propriété intellectuelle.
Si notre maison canadienne d'édition en ligne a adopté un contrat d'édition renouvelable sans frais à tous les deux ans, c'est à la demande même des auteurs. Au Québec, il y a deux types de contrat d'édition, celui proposé par l'éditeur et celui proposé par l'auteur. Évidemment, l'éditeur parvient généralement à imposer le sein.
Dans la version de l'auteur, ce dernier ne cède pas ses droits d'auteur. Il accorde plutôt à l'éditeur une licence d'édition pour une période donnée.
Dans la version de l'éditeur, ce dernier exige de l'auteur la cession de ses droits d'auteur pour une période s'étendant jusqu'à 50 ans après son décès (En France, cette période s'étend jusqu'à 70 ans après la mort de l'auteur).
L'Union des Écrivaines et des Écrivains Québécois (UNEQ), le plus influent syndicat dans le secteur, préfère et de loin la licence d'édition parce qu'elle préserve la liberté de l'auteur et parce qu'elle incite l'éditeur à l'action s'il souhaite préserver le titre à son catalogue.
Évidemment, on peut analyser la situation de l'autre bout de la lorgnette, surtout si on reprend ce passage de votre commentaire : «(...) laissant une part décisive de notre vie dans les entrepôts d'un éditeur qui n'a plus du tout envie de faire quoi que ce soit pour nous...» C'est la question des invendus et des efforts de promotion de l'éditeur que vous posez ici. Le tout se rapporte à la durée de vie des nouveautés en nos librairies.
Comme je le mentionnais, la durée de vie moyenne des nouveautés en librairies est de trois mois. Au terme de cette période, le libraire retourne donc à l'éditeur les invendus. Trois mois pour faire la promotion d'un livre, parmi des milliers d'autres nouveautés, c'est peu, très peu. Mais les libraires n'ont pas le choix. Ils ne peuvent pas agrandir leur espace de ventes à chaque rentrée littéraire. Mais il peut y avoir des exceptions à cette durée de vie en tablettes. Au Québec, par exemple, une chaîne de librairies acceptent de conserver certains types de livres jusqu'à six mois, question de donner une chance supplémentaire aux éditeurs de faire leur travail de promotion. Cette extension permet aussi de rejoindre les lecteurs qui fréquentent les librairies moins souvent. Je ne connais pas les retombées de cette durée de vie allongée sur les ventes mais on peut imaginer aisément qu'elle profite d'une façon ou d'une autre à cette chaîne de librairies, ne serait-ce que pour son image face aux livres québécois.
Il n'en demeure pas moins que la folie des nouveautés par centaines à chaque rentrée littéraire engendre la saturation du marché du livre. En termes de marketing, on peut alors d'un «marché mûr», arrivé à terme, et ou le seul développement possible passe par les fusions et les acquisitions, ce qui est le fait des marchés du livre en France, aux États-Unis, au Canada,..., en fait, presque partout dans les pays industrialisés. Il ne reste plus que les marchés du livre dans les pays émergents qui offrent un réel développement. Mais si ces derniers souhaitent effectivement développer une industrie du livre en leurs frontières, ils ont tendance a intégrer dès le départ les nouvelles technologies, telle l'impression à la demande (un exemplaire à la fois à la demande expresse de chaque lecteurs) et l'Internet. Ainsi, les maisons d'édition des marchés murs qui espèrent se développer dans les pays en émergence se heurtent à ces nouvelles technologies qui rendent leur tirage industriel un peu moins intéressant sur le plan économique. Quoiqu'il en soit, le monde industriel du livre ne pourra pas s'appliquer en copier/coller dans les pays en émergence. Bref, la durée de vie réduite en librairies s'explique par la saturation du marché du livre.
Que peut donc faire l'auteur devant ce constat ? Choisir un éditeur qui a les moyens financiers et les ressources humaines pour promouvoir ses livres en moins de trois mois. C'est utopique car l'auteur n'a pas le choix de l'éditeur. En réalité, l'auteur va à la pêche. Il peut rejeter le poisson à l'eau s'il ne fait pas son affaire mais il ne peut pas choisir quel éditeur va mordre ou non à l'hameçon. Ce sont les éditeurs qui ont le gros bout du bâton. Les auteurs n'ont pas le choix, à moins que plus d'un éditeur se montre intéressé par son oeuvre, ce qui est très rarement le cas.
Le choix qui s'offre à l'auteur qui vise une durée de vie allongée de l'offre de son livre aux lecteurs est l'Internet. Ici, le libraire en ligne peut agrandir de l'intérieur tant qu'il le veut, et ce, pour un infime pourcentage du coût d'une librairie avec pignon sur rue. L'espace sur un serveur coût presque rien comparé à celle dans une librairie traditionnelle. De plus, avec l'impression à la demande, l'éditeur et le libraire en ligne n'ont pas besoin d'entrepôt. Il n'y a pas d'invendus lorsque chaque exemplaire imprimé est un exemplaire vendu d'avance. Sur Internet, on peut envisager une promotion à court, moyen et long terme, puisque le libraire en ligne ne se voit pas obligé de retirer le livre de son site pour accueillir les nouveaux venus.
Ce n'est pas rien que l'on soutient que l'avenir du livre est lié à l'Internet !
Serge-André Guay, président
Fondation littéraire Fleur de Lys
manuscritdepot.com/
Réponse à monsieur Pierre Schweitzer
Le «peut-être» n'a pas lieu car la question du prix unique du livre a bel et bien été posé à la Commission de réflexion sur Le livre numérique du ministère de la Culture (France) dont le rapport à été publié en mai 1999 et depuis baptisé «Rapport Cordier», du nom de son président, Alain Cordier.
Disponible en ligne :
www.culture.gouv.fr/cultu...
On se demandait alors si la loi sur le prix unique du livre allait s'appliquer ou non aux livres en ligne sur Internet. En sous-entendu, on se demandait si on devait reconnaître ou non le livre sur Internet comme un «vrai livre» et qu'est-ce qu'un vrai livre. Les journalistes français avaient déjà répondu à la question en accordant aux livres en ligne une couverture de presse soutenue, sans faire plus de différence sur son origine Web. En fait, la Commission se penchait sur un phénomène existant, l'édition en ligne et le livre numérique, dont le développement fulgurant des deux dernières années justifiait les travaux. C'est en 1998 que l'édition en ligne et ses fruits (livres numériques) prirent définitivement leur envol en France avec l'arrivée de la technologie de l'impression à la demande.
Je ne saurais trop encourager votre recommandation à l'effet de «Ne pas confondre la valeur d'un livre et la valeur d'un imprimé...». Jamais, depuis la lecture de mon premier livre, je n'ai été confondu à ce sujet. Et aujourd'hui encore, c'est la valeur de l'oeuvre qui me préoccupe. Notre maison d'édition en ligne a vue le jour, entre autres, pour sauver de l'oubli les oeuvres refusées par les éditeurs traditionnels, comme quoi, pour nous, ce n'est pas la valeur commerciale qui nous importe mais la valeur elle-même de l'oeuvre.
Ma remarque distinguant la valeur d'un livre et la valeur d'un imprimé était trop rapide. N'y voyez rien de désobligeant, ni pour l'édition en ligne (où l'éditeur joue au libraire) ni pour l'impression dite 'à la demande'. Je soulignais simplement que l'imprimé a, en tant que tel, une valeur d'usage trop souvent sous-estimé. Peu importe qu'il s'agisse de littérature contemporaine, de poésie ou d'un... rapport professionnel de 300 pages. Et c'est cette valeur intrinsèque de l'imprimé qui perturbe la valeur de « l'oeuvre » quand on passe de la galaxie de Gutenberg (où la valeur économique économique de l'imprimé reflète peu ou prou la valeur de l'oeuvre, du poche au volume de La Pléiade) à la diffusion en réseau qui échappe aux contingences du stock (accès distant, impression personnelle, etc.)
Réponse à monsieur Pierre Schweitzer
Vous soulignez «que l'imprimé a, en tant que tel, une valeur d'usage trop souvent sous-estimé.» À ce sujet, les gens de marketing savent que seule la rareté permet de témoigner d'une grande valeur. Or, l'impression de nouveauté par centaines à chaque rentrée littéraire laisse percevoir un produit commun voire bas de gamme. Car il faut ici prendre en considération la valeur elle-même et la perception de cette dernière. L'industrialisation de l'imprimerie a fait du livre un produit culturel comme les autres, ni plus ni moins important que tous les autres produits culturels (radio, télévision, journaux, magazine, CD, DVD,...). Chacun a sa préférence et on peut difficilement débattre de la valeur intrinsèque de chacun des produits en liste.
Quant à l'impression à la demande, elle témoigne de l'importance de l'imprimé. L'édition de livres en ligne est né avec l'accès grand public à l'Internet. Mais elle suscitait alors que l'intérêt d'un petit groupe en cercle fermé. À l'époque, tout ce qui se trouvait sur Internet était associé au virtuel. Or, dans le domaine du livre, l'imprimé est essentiel. Le constat a sauté aux yeux des «Gens de document» ou, si vous préférez, de Xerox. L'entreprise fut la première à lancer sur le marché une technologie d'impression à la demande (un exemplaire à la fois) en flux continue (une chaîne de production complète sans intervention humaine à chacune des étapes). L'appareil fut mis en marché en 1998 au coût d'un million de dollars. C'est à cet appareil (ou d'autres similaires) que l'édition en ligne doit son développement fulgurant. Les lecteurs-internautes voulaient des exemplaires papier et ils les avaient. La plupart des éditeurs-libraires en ligne ont donc ajouté le livre papier à leur offre uniquement numérique jusque-là. Leur développement est le fruit du succès de cette nouvelle offre «du livre imprimé à la pièce». Bref, dans le milieu de l'édition en ligne, nous ne sous-estimons pas la valeur propre de l'imprimer.
Cependant, nous savons qu'une certaine perception populaire associe encore l'édition en ligne uniquement au livre virtuel, impalpable. Mais les statistiques de ventes témoignent d'une réalité fort différente : les éditeurs-libraires vendent davantage d'exemplaires papier imprimés à la demande que d'exemplaires numériques, lorsqu'ils offrent aux internautes la possibilité de choisir.
Qui plus est, la rareté du livre imprimé à la demande (seul le lecteur qui a commandé un exemplaire le possède), pousse à la hausse la valeur de ce dernier.
Parlons maintenant de la valeur elle-même de l'oeuvre. Vous écrivez que «c'est cette valeur intrinsèque de l'imprimé qui perturbe la valeur de «l'oeuvre» quand on passe de la galaxie de Gutenberg (où la valeur économique de l'imprimé reflète peu ou prou la valeur de l'oeuvre, du poche au volume de La Pléiade) à la diffusion en réseau qui échappe aux contingences du stock (accès distant, impression personnelle, etc.)»
Vous parlez de la valeur de l'oeuvre en relation avec son support et à sa diffusion. Vous dites que la valeur intrinsèque de l'oeuvre est déjà perdante avec le support imprimé en vous référant aux prix de vente.
Autrement dit, vous observez que le prix de vente d'une oeuvre imprimée sur papier ne reflète pas nécessairement la valeur de l'oeuvre elle-même. C'est un fait. Et c'est très bien ainsi. Car si tous les livres auxquels j'ai accordé une grande valeur s'étaient vendus à prix d'or, j'aurais eu peu de chance de les découvrir lors de mes visites en librairies. Il y a dans l'imprimé une démocratisation de l'accès à l'oeuvre sans laquelle la valeur de l'oeuvre est repliée sur elle-même.
Nous écrivons pour être lus. Alors, comment évaluer la valeur intrinsèque d'une oeuvre si elle n'est pas lu? Seul le lecteur peut reconnaître la valeur d'une oeuvre, ou, si vous préférez, la valeur d'une oeuvre ne se révèle en définitive qu'à ses lecteurs. Et c'est l'imprimé qui rend l'oeuvre accessible aux lecteurs. Dans ce contexte, plus le prix est bas, plus l'oeuvre est physiquement accessible, plus elle peut révéler sa valeur aux lecteurs.
Quant à la valeur intellectuelle, historique, sociologique, psychologique,... de l'oeuvre, elle relève davantage de l'éducation, de l'instruction et de l'expérience du lecteur que de l'accès à l'oeuvre, quoique indispensable comme nous venons de le souligner.
Maintenant, en quoi cette valeur intrinsèque de l'imprimé perturbe la valeur de «l'oeuvre» quand on passe de la galaxie de Gutenberg à la diffusion en réseau par Internet (qui échappe aux contingences du stock - accès distant, impression personnelle, etc.?
Retenons tout d'abord le fait suivant : la diffusion en réseau par Internet améliore l'accessibilité à l'oeuvre. C'est ce qu'on appelle une «valeur ajoutée» en termes de marketing.
Il y a aussi le fait que la plupart des oeuvres diffusées sur le Web sont aussi accessibles sur papier par l'impression à la demande ou sur sa propre imprimante personnelle. Dans ce derniers cas, le produit n'est pas un livre au sens traditionnel parce que l'éditeur en ligne offre rarement les fichiers des couvertures et parce que le produit final n'est pas relié comme le sont les livres imprimés traditionnels. Bref, le livre devient un «document». Mais sa valeur, pour le lecteur, est similaire à celle d'un livre imprimé. Plusieurs lecteurs conservent précieusement ces «documents» qu'il s'est donné la peine d'imprimer pour les lire. Ici, la valeur intrinsèque de l'imprimé-maison valorise plutôt que de perturber la valeur de l'oeuvre. Et c'est vrai pour tous les types de diffusion, physiques et virtuels, que l'impression soit artisanale ou industrielle.
Évidemment, le livre imprimé traditionnel demeure et demeurera inscrit dans le schéma de référence de tous. La comparaison est inévitable. Et son influence se fait sentir dans la perception de l'oeuvre disponible uniquement sur le Web. Ici, il y a effectivement une forte perturbation de la valeur de l'oeuvre. Mais est-ce réellement le fait de sa diffusion en réseau? Je ne crois pas.
À mon avis, c'est plutôt le fait du type d'éditeurs. Une oeuvre est davantage valorisée si elle est publiée par un éditeur traditionnel que par un éditeur en ligne sur Internet. On croit généralement que l'éditeur traditionnel ne retient que les oeuvres d'une certaine valeur tandis que l'éditeur en ligne accepterait presque tout.
Dans un livre publié récemment au Québec par les voie traditionnelle de l'édition, un roman mettant en scène le milieu de l'édition, on peut lire : ««Au bar, Danielle a repris son travail d'absorption des doléances du barbu; la celliste semble remise de sa crise d'épilepsie, un autobiographe forcené, enfant prodigue des années post-Reagan et que seul Internet acceptait désormais de publier, arrose copieusement son foie, le cul répandu sur un bac; la vedette des Éditions de l'Oseille, caution artistique de l'entreprise, peaufine son rôle de timide pathologique, elle qui se faisait le devoir d'arriver en retard aux lectures collectives, bouleversant ainsi la mise en scène pour passer en dernier; et une autre étoile, mais pâlissante avant même d'avoir atteint son apogée, dictait des sophismes à une recherchiste de télé.»
manuscritdepot.com/intern...
On retiendra : «(...) et que et que seul Internet acceptait désormais de publier (...)». Les éditeurs traditionnels conservent le haut du pavé, malgré toutes critiques les accusant d'appliquer des critères de sélection de plus en plus liés au seul potentiel commercial de l’œuvre.
La valeur de l’œuvre se trouve alors perturbé par le type d’éditeurs, tout comme un message peut l’être par le médium choisi. Cette allusion aux thèses de Marshall McLuhan (Le médium est le message) s’applique que si on reconnaît l’éditeur comme le principal médium de l’œuvre, avant même son impression. C’est l’éditeur qui décide s’il y aura ou non impression.
En juillet dernier, lors d’une rencontre avec le directeur de la région de Montréal du ministère québécois de la culture et des communications, nous avons été étonné d’être qualifié de «marketers» plutôt que d’éditeurs. Et notre maison d’édition en ligne fut qualifiée de «YouTube» du livre, un site sur lequel les auteurs placeraient leurs œuvres comme d’autres placent leur vidéo en ligne. Bref, la direction de la région de Montréal du ministère québécois de la culture et des communications ne reconnaît pas à l’éditeur en ligne le même travail que l’éditeur traditionnel. Nous avions pourtant en main des exemplaires imprimés de nos livres en démonstration de notre travail. Mais ces imprimés n’avaient aucune valeur aux yeux du ministère; c’était le type d’éditeurs qui lui importait le plus. Et cette attitude à l’égard de l’éditeur en ligne est très répandue au Québec. Je crois même que le gouvernement du Québec acceptera de subventionner l’édition en ligne que si l’initiative est celle d’un éditeur traditionnel souhait offrir une version numérique des livres qu’ils offrent déjà en librairies. Il ne sera sans doute pas question d’aider un éditeur en ligne uniquement. Ce faisant, il n’y aura pas de démocratisation de l’accès à l’édition pour les auteurs, par plus que de démocratisation de l’accès aux œuvres pour les lecteurs.
Cette démocratisation est bel et bien l’enjeu principal, comme au temps de Gutenberg. L’édition en ligne doit sa naissance à la quête d’éditeurs de nombreux auteurs refusés par les éditeurs traditionnels. Il ne faut pas oublier que les éditeurs traditionnels refusent plus de 90% des manuscrits soumis à leur attention par nos auteurs. Et la majorité de ces refus ne sont pas motivés par une piètre valeur des œuvres mais par des impératifs commerciaux.
Élevons le débat en parlant du «Patrimoine littéraire». Je donne souvent cet exemple pour expliquer la mission de l’éditeur en ligne. Aujourd’hui, nos bibliothèques conservent précieusement les premières photographies prises par les populations qu’elles desservent. Ces photographies anciennes sont souvent mal cadrées, prises toute croche, tachées d’acide lors du développement de la pellicule, mal imprimées,… Mais il s’agit souvent du seul et unique témoignage du passé, de la vie des populations au moment à l’accès à la photographie se démocratisait.
Il en va de même de nos jours avec toutes ces œuvres remisées aux fonds des tiroirs par nos auteurs en mal d’un éditeur. Ces œuvres sont souvent le seul témoin d’une perception unique de la vie d’aujourd’hui. Et s’ajoutent aussi les œuvres de ces écrivains professionnels qui malgré les succès passés ne parviennent plus à trouver d’éditeurs en raison de critères de sélections purement économiques. Il y a aussi les œuvres des professeurs d’université qui n’intéressent pas les presses de leurs institutions. Et que dire de cette œuvre écrite de peine et de misère par le nouvel auteur que l’on n’ose pas publier. Toutes ces œuvres sont les «photographies anciennes» de demain. Mais ceux et celles qui les trouveront aux fonds tiroirs, ou dans un dossier sur un disque dur, à la mort de l’auteur, en prendront-ils soin ou les jetteront-ils aux ordures? L’éditeur en ligne a pour mission de convaincre tous ces auteurs qui ne trouvent pas d’éditeurs de la valeur intrinsèque de leurs œuvres et de l’importance de les publier pour les conserver et les diffuser, «ne serait-ce que sur le Web». Dans ce contexte, la valeur de l’imprimé est souvent perturbée par la propre perception de la valeur de l’œuvre par l’auteur lui-même. L’auteur de voit plus la nécessité de l’impression de son œuvre. Il la dévalorise parce que des éditeurs l’ont refusée. Et il finit par ne plus vouloir ouvrir le tiroir, parfois même par ne plus vouloir écrire.
Alors, à quoi bon encourager la population à écrire si on a peu de chance d’être lu? À quoi bon inciter les étudiants à s’inscrire en littérature si, tout compte fait, nos librairies et nos bibliothèques n’offrent pas plus de 10% des écrits de nos populations? Ne voulait-t-on pas que chacun puisse accéder, entre autres, à l’expression écrite et à la lecture par la démocratisation de l’accès à l’instruction? Pourquoi alors fermer la porte à 90% des manuscrits? L’édition en ligne est une alternative heureuse pour tous.
Bien sûr, la qualité de langue nous interpelle. On veut tous des oeuvres qui respectent les règles de l’art et on veut tous exposer que celles de grande valeur. Mais comme dans le cas des photographies anciennes, on n’a pas toujours le choix; le photographe était un amateur à ses premières armes. Nous avons cependant l’avantage d’avoir l’auteur en face de nous pour lui offrir notre aide. Mais le but de l’auteur n’est pas nécessairement de devenir un écrivain professionnel. Il veut souvent uniquement laisser un témoignage, sans faute d’orthographe et de grammaire, qu’importe le style, et si possible, disponible sous la forme d’un livre papier.