Puisque c'est le Salon du livre à Montréal, il est opportun de poursuivre l'interrogation sur ce support. J'ai, d'abord, été sensible à trois propos récents :

  • F. Pisani a donné un entretien sur l'avenir du livre.
  • Jeff Gomez a publié un livre papier au titre pour le moins paradoxal : Print is dead. Ici
  • Alain Giffard quant à lui s'interroge sur les effets de la Culture du libre sur la culture du livre, ici

Chacun à sa manière, avec sa position, son expérience, son analyse propre, des orientations parfois opposées, tire la même conclusion : le livre évolue, le livre doit s'adapter à la culture numérique. Mais si évidemment les médias anciens intègrent les formes nouvelles, la vrai question me parait inverse : pourquoi le livre résiste ?

Car le livre résiste. Il fut le premier dont le contenu à basculer sur le Web (le projet Gutenberg date de 1971). Il fut aussi le premier à disposer de terminaux dédiés (les tablettes eBooks sont bien antérieures au iPod). Sans doute certains secteurs n'ont pas résisté (encyclopédies, revues savantes), mais globalement et malgré les nombreuses Cassandres, le livre est encore là et bien là. Les principales maisons d'édition sont même plutôt prospères. Même si les tirages diminuent, le nombre de titres augmente.

Cette situation est d'autant plus étonnante que l'évolution sur la longue durée des pratiques de lecture ne sont pas encourageantes, que l'on raisonne par âge ou par génération, contrairement aux pratiques de la musique ou de l'audiovisuel, qui sont, elles, en forte croissance alors que leurs industries paraissent plus menacées (ici). Faut-il en conclure que les stratèges du livre sont plus habiles que leurs confrères ? Sans vexer personne, cela me semble une explication peu convaincante.

Sans prétendre avoir la totalité de la réponse, je crois que l'on a négligé jusqu'ici une dimension essentielle de l'explication : la mesure temporelle du livre, inscrite, cristallisée dans sa forme. Un lecteur qui parcourt un codex, lit et tourne les pages, a son attention accaparée par son activité. Autrement dit, un livre peut être mesuré autant par son nombre de pages que par son temps de lecture (qui variera selon l'habileté et la stratégie du lecteur). De ce point de vue, prenons un livre de 300 pages à 400 mots par page. Un lecteur moyen lisant 200 mots par minute, le livre représente, par exemple, 10 heures de temps de son lecteur.

Cette perspective permet de mieux comprendre la supériorité d'un livre papier sur le numérique, même sous forme de tablette, dans un grand nombre de genres. Elle permet aussi de comprendre pourquoi certaines pratiques de lecture sont, à l'inverse, plus adaptées au numérique. Elle permet enfin de comprendre notre attirance à détenir des livres et à les accumuler dans des bibliothèques personnelles, même à l'heure des mémoires numériques et des clés USB, alors que nous nous éloignons des CD audios. D'un point de vue plus théorique, elle autorise l'intégration de l'économie du livre dans l'économie de l'attention (mais je ne le développerai pas dans ce billet).

Contrairement à une idée reçue, on lit très bien sur une tablette, et ceci dès les premières tentatives (Cytale, Gemstar). J'en ai fait personnellement l'expérience et nous l'avions constaté, il y a déjà longtemps dans une expérience de prêts en bibliothèques (le rapport est ici. Pdf). On met souvent en avant comme avantage pour ces dernières, le fait que l'on dispose alors d'une bibliothèque portative, ou que l'on peut par les liens naviguer d'un texte à l'autre. Mais cet avantage n'est utile que pour un certain type de lecture, pas le plus courant, celui qui demande de passer d'un fragment de texte à un autre. Un livre traditionnel se lit tout seul, en continu du début à la fin. Il est exclusif et fini. Et son temps de lecture est long. L'accompagner d'une bibliothèque n'est en rien un avantage, c'est au contraire une source de distraction. Mieux, l'objet livre est une promesse pour le lecteur : la promesse d'un temps long de plaisir exclusif ou d'enrichissement offert par l'auteur. Comme bien des cadeaux, il gagne à être tangible, il a même son emballage la couverture. La tablette ou le eBook, en effaçant la promesse, réduit sa potentialité.

Mais dira-t-on le raisonnement est le même pour la musique ou la vidéo et pourtant les conséquences du numérique sont inverses. L'inversion résulte de la temporalité. Le temps de l'écoute de la musique ou de la vidéo est très court par rapport à celui du livre. Il est, au contraire, tout à fait avantageux de disposer une bibliothèque de morceaux musicaux dans son iPod. Dans le temps long de lecture d'un seul livre, nous pouvons écouter un très grand nombre de morceaux musicaux. Ici le numérique montre sa supériorité. Le même raisonnement vaut pour les livres qui se lisent par séquences comme les encyclopédies, pour lesquels le numérique est un avantage certain pour le lecteur.

Ainsi lorsque nous achetons des livres pour notre bibliothèque ou pour les offrir, nous achetons une promesse d'heures exclusives de plaisir. Une bibliothèque d'une centaine de livres est pour son propriétaire la promesse de mille heures de plaisir. Sa visibilité n'est pas anodine. En passant devant, il éprouve le frisson de cette promesse. Sa surface, son volume sont proportionnels au potentiel accumulé.

Alors, la littérature évoluera sans doute avec le numérique, mais sommes-nous vraiment prêts à renoncer à ces plaisirs anciens ?

Actu du 19-11-2007 Voir, a contrario, le lancement par Amazon de la prochaine version de tablette chez F. Pisani : Livre 2.0: nous y sommes presque, ici. Voir aussi Lorcan Dempsey et les liens qu'il donne, ici. Et plus de détails sur TechCrunch, .