Les paradoxes du Wikipapier
Par Jean-Michel Salaun le jeudi 24 avril 2008, 02:39 - Édition - Lien permanent
Tout le monde a annoncé la prochaine édition sur papier en Allemagne par Bertelsmann d'une version de Wikipédia et nombreux sont les commentateurs à faire la comparaison avec Quid qui, inversement, vient d'abandonner son tirage papier (p ex ici parmi bien d'autres).
En réalité cette décision est instructive pour les thématiques développées sur ce blogue, mais pas forcément en suivant les propos des commentaires lus ici et là. Voici rapidement trois réflexions en forme de paradoxe :
- Crédibilité.La reprise par un grand éditeur du travail de l'encyclopédie en ligne, du moins dans sa version allemande, est une victoire des Wikipédiens qui montrent ainsi leur crédibilité reconnue par les vestales de la distribution du savoir traditionnel. Mais inversement, c'est aussi une victoire pour le codex qui montre ainsi qu'il reste le meilleur garant de la stabilité des savoirs.
- Rémunération du contenu. La comparaison avec le Quid montre sans doute l'efficacité sans pareil du modèle Wikipédien pour construire une encyclopédie. Inversement, elle peut inquiéter sérieusement sur les modalités d'une économie du contenu, puisque contrairement à la première qui rémunère ses auteurs, le principe même de la seconde est le partage bénévole.
- Coûts de structure. L'annonce de la grande «générosité» de Bertelsmann qui rétrocédera 1% à la fondation Wikimédia des 19,95 Euros du prix de vente peut être interprétée comme un différentiel de capacité de négociation des deux contractants. Elle montre surtout à la fois la très faible importance des coûts de structure de l'encyclopédie en ligne qui n'a besoin que de très peu de moyens pour tourner dans sa forme actuelle (qui de plus ne dispose d'aucune équipe, ni tradition pour négocier) et inversement l'importance de ceux de l'éditeur, qui devra sans doute effectuer un lourd travail éditorial (et dont par ailleurs la négociation est le quotidien).
Actu du même jour
Quelques précisions dans le NYT :
A Slice of German Wikipedia to Be Captured on Paper, NOAM COHEN, New-York Times, April 23, 2008. ici
Complément du 5 septembre 2008
Voir aussi :
Hervé Le Crosnier, “Abondance d'auteurs et concentration des vecteurs ,” davduf|net, juillet 23, 2008, ici.
Commentaires
Il reste encore une dernière question, auquel l'avenir répondra : Qui achètera Wikipédia-papier et en quelle quantité. Le prix relativement bas pour une encyclopédie semblerait indiquer que la visée est une publication avec une périodicité relativement rapide (annuelle ?), ce qui représenterait un business-model relativement rentable pour les deux partenaires (rente de situation) mais l'acheteur sera-t-il au rendez-vous ?
Un fossile de Wikipédia
Il n'est pas impossible qu'une édition papier de Wikipédia aboutisse à un succès commercial relatif. Après tout, ce ne serait pas la première fois que de l'information développée sur un support contemporain se retrouve consignée sur un support plus ancien. Pensons à ces groupes de rock qui, en marge des CD et fichiers numériques, font graver quelques exemplaires vinyle de leur dernier opus à destination des nostalgiques du grésillement. Le vintage et le revival sont tendances. De plus, le Quid a déserté un marché qui n'a pas pour autant complètement disparu. Certains d'entre nous songeront à leur grand-père privé de son Quid et qui trouvera dans l'édition papier de Wikipédia un succédané à sa bible annuelle du savoir, la précieuse acquisition entourée, aux yeux du grand-père, d'une aura de modernité technologique : "C'est fait sur l'Internet!"
Néanmoins, au delà du simple aspect mercantile, se pose ici un problème que l’on pourrait qualifier d'ontologique. En effet, la musique du groupe de rock, abstraction faite de la qualité du son et de quelques possibilités de mixage de plus ou de moins (les DJ préfèrent le vinyle), n'est pas essentiellement différente d'un support numérique à un disque à microsillons. Or il n'en est pas de même pour l'information textuelle transférée d'un support numérique en mode Web 2.0 vers un support papier. Nous l'avons vu en cours et sur ce blog, l'information, et en particulier l’information textuelle, se caractérise par sa plasticité. Elle est découpable, combinable, accompagnable, fusionnable, et ce sur Wikipédia plus que partout ailleurs. En effet, si un texte, quel que soit son support, est toujours plastique, cette caractéristique est accrue de manière exponentielle, d’une part par la nature numérique du support et, d’autre part, par la configuration en Web 2.0. Dans l'édition papier de Wikipédia, où seront les hyperliens? Comment pourrai-je rectifier une information me paraissant inexacte? Comment pourrai-je consulter la version anglophone d'un même article afin d'y repérer d'éventuelles nuances ou différences? Il y a des différences de degré si importantes qu’elles conduisent à des différences de nature. Dans le cas de Wikipédia, le changement de support induit un changement de nature. Autrement dit, en déclinant le produit, on l’altère.
Le transfert sur papier de Wikipédia constitue le passage d'une ontologie du devenir à une ontologie de l'être. Pour schématiser, un écosystème protéiforme cristallise en un ensemble minéral. Nous avons adoré Jurassic Park, il n'est pas certain que nous aimerons la collection de fossiles. Mais il est vrai que : 1) Les deux versions s'adressent à des publics différents. 2) La version papier s'additionnera mais ne se substituera pas à la version Web.
Ce changement de modèle ontologique a, comme l’évoque l’article, des conséquences éditoriales. En effet, il est peu probable que, pour être capturée, l'encyclopédie soit saisie dans son ensemble à un instant T (auquel cas, par exemple, Frank Zampino risquerait d'apparaître en nazi). Il semble plus raisonnable et probable que l’on procède à une sélection de la meilleure version de chaque article. Mais selon quels critères? Et qui procédera à ce travail éditorial?
Le processus rédactionnel de Wikipédia (j’ose à peine préciser "dans sa version Web") s'effectue par ajouts, suppressions, modifications, reformulations, et même oppositions d'informations au bénéfice supposé des plus convaincantes, des plus exactes, des mieux documentées. L'article y est a priori considéré comme perfectible et modifiable. En outre, les modifications de toutes natures peuvent être effectuées sur la base d’initiatives libres et universelles. En ce sens, le principe qui préside à la création de l’information est la recherche d’une vérité consensuelle.
Les encyclopédies sur papier, elles, se basent traditionnellement sur l’autorité intellectuelle de leurs auteurs. Le principe qui commande à la création de l’information est l’établissement d’une vérité scientifique. Cette vérité est, tout comme la vérité consensuelle, malléable et perfectible. Le propre d’une proposition scientifique comme le montre Karl Popper est non seulement d’être vraie mais paradoxalement d’être aussi potentiellement réfutable ou, pour le moins, rectifiable. En outre, toute science ou progresse ou s’éteint. Mais la plasticité de l’information dans laquelle est formulée une proposition scientifique est restreinte par des protocoles et autres impératifs épistémologiques infiniment plus exigeants et contraignants que les règles en vigueur sur Wikipédia. La négociation n’en est pas absente, loin de là mais elle se déroule entre experts accrédités. Or, le transfert sur papier et la nécessité de trancher entre plusieurs versions jusqu’à une prochaine édition nécessite un tel travail, une forme de retour à la priorisation de l’autorité intellectuelle sur la participation universelle et donc à la formulation d’une vérité plus scientifique que consensuelle. La question est donc : L’encyclopédie sur papier sera-t-elle encore, dans l’esprit, un produit Wikipédia, ou n’en aura-t-elle plus que le nom?
Si j’avais le goût des apories, pour résoudre le problème éditorial de la version papier de Wikipédia, je suggérerais une libre participation en ligne à durée indéterminée.
Bonjour,
Comme Jean-Michel Salaün me fait l'honneur d'une citation, je voudrais apporter une précision qui n'y figure pas et qui pourtant a son importance : la somme versée par Berstelman à la Fondation Wikimedia est bien dans l'ordre de grandeur comparable à ce qu'un éditeur verse pour des droits d'auteur. Mais l'objectif de ce versement est fondamentalement différent : il s'agit d'un paiement pour l'usage de la "marque" Wikipedia. Merci à Jocelyn Pierre du Ministère de la Culture en France d'avoir apporté cette précision, qui me semble significative de ve que je décrit ensuite comme une prise de bénéfice par les aggrégateurs sur les producteurs de connaissance.
Précisons aussi que cela n'ôte rien à l'intérêt de Wikipedia, tant dans son contenu (une remise en perspective du savoir, de la vérité et de la conversation scientifique comme modèle de l'accumulation des connaissances) que dans son modèle de production dit "production coopérative - peer-to-peer production). Il est clair ici que les 90 000 "auteurs" repérés dans l'édition imprimée ne le font pas pour produire un bien commercial, une "commodité", mais bien pour construire un commun de la connaissance, participer à leur échelle à une aventure humaine plus vaste et plus désintéressée... ce qui n'exclue évidemment pas les intérêts directs ou biaisés, comme par exemple les nombreux auto-satisfecits que se délivrent certains en rectifiant (voire en écrivant carrément) leur biographie... Ni les tentatives d'utiliser la production de connaissance comme outil de mobilisation idéologique en public. Mais n'en est-il pas de même dans de nombreuses publications qui se targuent de la science et du contrôle éditorial ou scientifique a priori ?
L’encyclopédie en ligne Wikipédia repose sur une économie de ‘prototype’ particulière, puisque répondant aux exigences de la rédaction wiki, elle est constamment en construction. On peut dire que Wikipédia sur internet est un prototype constant.
Sa version papier modifie la donne et nous livre un réel prototype de l’encyclopédie, censé avoir une durée de vie d’un an, et qui sera bien plus coûteux à produire. Plus important encore, ce processus de transformation d’un contenu web vers un contenu sur papier se fera sans aucune négociation entre les producteurs du contenu (qui ont accepté de facto de céder leurs droits d’auteurs en contribuant à la wiki encyclopédie en ligne) et l’éditeur.
Ceci nous met face à un paradoxe et apporte un grand changement dans la négociation économique d’un document. Un bien public (Wikipédia est ouvert à tous, modifiable par tous) hébergé sur la toile, va faire l’objet sous sa forme papier d’une négociation entre un éditeur et des acheteurs, qui auront, peut-être pour quelques-uns, contribué à sa rédaction !