La science de l'information perdue dans les nuages..
Par Jean-Michel Salaun le samedi 13 septembre 2008, 20:50 - Moteurs - Lien permanent
Les professionnels du document ou les chercheurs en sciences de l'information me paraissent bien silencieux (sauf pour dénoncer les appétits mercantiles) sur la question qui agite beaucoup les informaticiens, les professionnels du Web, les promoteurs du Web sémantique et aussi, bien sûr, les industriels de l'internet : le Cloud computing. Un exemple, parmi bien d'autres, le passage du bureau physique au bureau dans les nuages évoqué par H. Guillaud à propos d'un article de Nova Spivack :
Hubert Guillaud, “Le Webtop : le Desktop organisé par le web,” Internet Actu, Septembre 12, 2008, ici.
Nova Spivack, “The Future of the Desktop,” ReadWriteWeb, Août 18, 2008, là.
Nova Spivack propose une nouvelle organisation du bureau, adaptée à notre mobilité et à l'évolution du Web. Dans son argumentaire, il se sert de l'image du bibliothécaire comme d'un repoussoir. Extrait (trad JMS) :
Il faut basculer de l'image du bibliothécaire à celui de l'opérateur boursier. Dans le monde du PC, nous étions obnubilés par la nécessité de gérer nos informations sur nos ordinateurs - nous nous conduisions comme des bibliothécaires. Engranger les choses était notre souci, et les trouver était aussi difficile. Mais aujourd'hui, garder l'information n'est vraiment pas le problème : Google a rendu la recherche si puissante et omniprésente que beaucoup d'utilisateurs ne prennent plus la peine de garder quoi que ce soit - il le recherche de nouveau au besoin. Le problème du bibliothécaire a été dépassé par la force brute de la recherche à l'échelle du Web. Au moins pour le moment.
À sa place, nous devons résoudre un problème différent - celui de filtrer ce qui est réellement important et pertinent maintenant et dans un futur proche. Dans les limites de notre temps et de notre attention, nous devons prendre soin à ce que nous recherchons vraiment et ce à quoi nous devons porter notre attention. C'est l'état d'esprit de l'opérateur boursier. S'il se trompe dans son pari, il peut perdre des ressources précieuses, s'il a raison, alors il peut trouver un filon avant le reste du monde et gagner des avantages monnayables à avoir été le premier. Les opérateurs boursiers privilégient la découverte et surveillent les tendances. C'est une orientation et une activité très différente de celle d'un bibliothécaire, et c'est vers cela que nous allons.
Sans contester l'intérêt évident des propositions de N Spivack pour les développement de l'outil, on peut être affligé d'une telle méconnaissance des professions documentaires et donc de la sous-utilisation de leur apport. En 1988 il y a vingt ans donc (!) par exemple, François Jakobiak publiait un livre qui ne disait pas autre chose :
François Jakobiak, Maîtriser l'information critique, Paris : Les Editions d'organisation, 1988.- (Collection Systèmes d'information et de documentation), critique BBF ici.
Par ailleurs, N Spivack insiste sur la gestion du temps documentaire, la présentant là encore comme une rupture par rapport aux pratiques anciennes.
Comme notre vie numérique a évolué de nos vieux bureaux démodés à nos environnements web centrés sur les navigateurs, nous allons passer d’une organisation spatiale de l’information (répertoires, dossiers, bureaux…) à une organisation temporelle (flux, lignes de temps, microblogs, …).
Il ne s'agit pourtant que d'une dimension essentielle de l'archivistique, en particulier l'archivistique québécoise qui se préoccupe des documents courants et les gère à partir de calendriers.
Mais, il ne faut sans doute pas accabler l'auteur, les responsables de cette méconnaissance sont plutôt à rechercher du côté des professionnels de l'information eux-mêmes qui devraient être plus pro-actifs. Visiblement on a besoin d'eux. Sans doute la redocumentarisation en cours bouscule bien des pratiques, mais il me semble que les fondamentaux ne changent guère.
Commentaires
Bonjour Jean-michel,
Merci de ces pistes.
Mais il me semble que Nova Spivack ne parle pas de l'organisation du travail que les intermédiaires imposent dans leurs pratiques professionnelles vis à vis de documents que ces mêmes intermédiaires ne produisent pas et qui ne leur appartiennent pas.
Il s'agit ici de méthodes pour le travail quotidien, de nature "bureautique", sur son poste de travail : les données que chacun produit dans le cadre de son activité quotidienne.
(l'archiviste canadien intervient peut être ici s'il s'appelle Records manager ?)
Je pense qu'il a raison de prendre cette image du bibliothécaire (on pourrait ajouter : archiviste/musée) qui dans leurs pratiques professionnelles (les pratiques connues parce que justement imposées à nos utilisateurs) visent à "centraliser" après avoir fait un tri "raisonné" dans un lieu les ressources (archives, bibliothèques, musée).
Nova Spivack suggère donc de ne pas prendre ce modèle centralisé. Et il a bien raison !
Je pense que les professionnels de l'infodoc dans leurs propres pratiques "bureautiques" (les infos qu'ils produisent dans le cadre de leur travail) vont avoir du mal (ont du mal) à travailler selon des modèles plus ouverts, répartis, dans lesquels ils ne maîtrisent pas le « stockage » (puisque c’est de cela qu’il s’agit). Cette difficulté vient certainement de leurs pratiques professionnelles qui leur font ériger en modèle exemplaire, cette centralisation (excessive).
En dehors de ce modèle "centralisateur", l'autre élément du modèle « bib/archives » qui pose problème est la logique d'une filière de traitement unique (ou quasi unique). Les docs qui entrent dans une bibliothèque suivent le traitement unique du catalogage (pour faire vite, les journaux ne subissent aucun traitement – si ce n’est de les pointer ). Le fameux "calendrier" ne s'intéresse qu'à certaines de ces données, celles qui iront aux archives.
Le « reste » est considéré du ressort du malheureux producteur d’infos ou de la poubelle.
Et justement ce sont toutes ces données que le producteur d'info doit également « gérer » ; et il y en a une floppée de données de tout type à brasser au quotidien. Cela devient dramatique. C’est ici que nous perdons du temps à essayer de ranger ou de retrouver.
D’où l’idée de ne rien ramener sur son poste et de travailler directement sur des « applicatifs/services » à distance.
On imaginerait dans ce contexte une généralisation de services proposant la lecture (électronique) de documents avec les services associés (annotation, transfert,...), en lieu et place d'une copie électronique d’un article sur son poste. Cela démarre mais « Pourquoi voulons-nous tout conserver ? » demande Karl ici (www.la-grange.net/2008/09...
Les pratiques de gestion et traitement des professionnels de l’infodoc portent sur des données qui ne leur appartiennent pas, qu'ils ne connaissent pas intimement et qui renvoient à des besoins, usages et réutilisations totalement différents de ceux dont le métier n'est pas de conserver ou mettre à disposition des documents.
Je ne suis pas sûre du tout que les méthodes de ces professionnels soient les plus adaptés à des usages personnels ou en collectif réduit par des producteurs/exploitants des contenus de documents.
Ou plutôt pour toutes ces raisons, je suis sûre …. du contraire.
Le pavet dans la mare ;-) Dalb
bonjour,
L'auteur est victime, comme tous les thuriféraires du "cloud computing", de la myopie du temps court, alors que les professions documentaires s'occupent (jusqu'à présent) du temps long et les achivistes du temps très long.
Le réseau répond à une demande actuelle qui est l'immédiateté de la réponse à une question documentaire. Elle évacue largement la question de la pertinence. On peut voir cela comme une conséquence de la médiatisation outrancière, l'important n'est pas d'avoir une "bonne" réponse, l'important est d'avoir une réponse "immédiate" (paradoxe linguistique, puisqu'elle passe justement par un mass média).
Dans une analyse des ouvrages de Jakobiak que j'avais effectuée pour le groupemennt romand de documentation (il y a tellement longtemps, 20 ans, que j'ignore si j'en ai encore la trace) j'avais mis en évidence la problématique de l'époque qui était l'ignorance réciproque des secteurs de l'entreprise entre la collecte de l'information externe (la documentation dans sa définition classique) et la consolidation de l'information interne (qui a conduit aux théories de la gestion de la connaissance). Les outils sont actuellement disponibles mais le savoir-faire n'est toujours pas au rendez-vous.
L'analogie du surf est pour moi significative dans ce domaine. On peut considérer que Google est une entreprise "surfeuse" dans la mesure où elle saisi les opportunités immédiates et n'a en fait (c'est une hypothèse purement personelle) pas de stratégie à long terme. Jusqu'à présent, sa souplesse lui a permis de jouer gagnant. Mais elle est à la merci d'un retour de vague de quelque ordre qu'elle soit (manipulation du page rank, spirale boursière infernale, etc.). Il serait intéressant de comparer cette stratégie (ou cette absence de stratégie) avec les options prises par AOL, qui s'est offert les contenus de Time-Warner à l'aide de sa capitalisation surfaite au moment de la bulle Internet.
Quant au "cloud computing" il participe de l'idéalisation d'une communication entièrement en réseau, niant la "matérialité" de la mise en mémoire. Il est paradoxal de penser que la Californie, mère patrie du i-phone, n'offre pas un réseau 3G suffisamment performant pour l'utiliser de manière efficiente. A titre de contre-exemple, j'ai repéré il y a quelques jours une critique ironique d'une collègue archiviste américaine suite au billet de Nivak. Elle avait effectivement déposé tous ses documents pour sa présentation au Congrès de la SAA "on the Cloud". Outre les problème de réseaux, elle a été confrontée à des questions de compatibilités logicielles. L'ironie est que je suis incapable de retrouver le lien sur ce billet, bienvenue dans le nuage !!!
On ne peux s'empècher de penser à la faillite d'Enron dans le domaine de l'énergie, dont le marché présente beaucoup de similitude avec celui de l'information. Suite aux derniers aléas de l'économie américaine, il est de plus en plus de voix qui s'insurgent contre la vision à court terme imposé par le système boursier et sur l'effet pervers des bonus qui induisent cette vision. On peut réciproquement stimatiser une vision plus patrimoniale et européenne, qui induit un imobilisme parfois outancier. Dans le domaine de l'information, nous avons passé d'une gestion des stocks (les bibliothèques et les archives) à une gestion des flux (Internet et les news en ligne), mais nous n'en avons pas encore tiré toutes les conséquences. Nivak donne une piste de réflexion en opposant l'organisation spatiale à l'organisation temporelle. L'erreur commune étant de les présenter comme exclusive l'une de l'autre, alors qu'elles sont probablement complémentaires.
Il est probable que l'économie de demain sera effectivement massivement une économie de service (voir "l'age de l'accès" de Jeremy Rifkin) mais ce que la plupart des nouveaux entrants ignorent, c'est qu'une économie de services se construit sur la confiance et que celle-ci se construit sur le long terme.
En conclusion, certe le cloud computing se développera de plus en plus mais il ne remplacera pas les nécessités de conservation pérenne de l'information. Le vrai débat consiste à reconnaître quelles sont les informations à cycle de vie court (disponible sur le réseau) et celles à cycle de vie long (conservées de manière plus traditionnelle, mais également accessibles sur le réseau) pour les traiter de manière adéquate et différenciée.
Merci Sylvie et Jean-Daniel pour ces importants compléments qui montrent par l'exemple que mon titre provocateur était trop pessimiste ;-).
@Sylvie
Je ne suis pas sûr que les sc de l'info ne fassent référence qu'aux intermédiaires. Je crois plutôt qu'aujourd'hui elles concernent très directement tout un chacun et que la bureautique ou la science administrative les rejoignent. Pour le dire autrement, l'individuel et le collectif se confondent de plus en plus dans leurs modalités d'organisation documentaire.
D'accord pour dire qu'il est difficile de repenser les pratiques de façon décentralisée, mais je serai moins catégorique : c'est pourtant ce que font les documentalistes depuis longtemps avec les réseaux de veille ou encore les bibliothécaires avec le cataloguage partagé ou le PEB.
Pour la question du calendrier, je crois que Jean-Daniel fournit des éléments de réponse.
D'accord avec toi Jean-Daniel sur la confiance et les excès du Cloud Computing, mais il y a autant d'histoires de données perdues sur des systèmes locaux, sinon plus. La grande différence sera celle des coûts d'exploitation et je crois que là, il n'y aura pas photo, même si aujourd'hui on ne dispose pas vraiment de chiffres sérieux à ma connaissance.
Dès lors, il est très important de prendre la mesure documentaire de cette dimension nouvelle.