Quel est l’enjeu économique des encyclopédies en ligne ?
Par Jean-Michel Salaun le mercredi 22 octobre 2008, 11:44 - Cours - Lien permanent
Ce billet a été rédigé par Sandrine Vachon, étudiante de l'École de bibliothéconomie et de sciences de l'information dans le cadre du cours Économie du document.
La popularité des encyclopédies numériques ne se dément pas : alors que Wikipédia se range toujours parmi les 10 sites les plus consultés du Web, faisant fureur auprès des étudiants et de tous les curieux de la planète, une dépêche du Calgary Herald (ici) nous annonçait, à la fin août, que même le Sénateur John McCain utilisait un peu trop l’encyclopédie collaborative dans ses discours électoraux. Cet exemple nous éclaire sur la portée de Wikipédia et sur le changement radical qui s’est opéré dans les habitudes de recherche de tout un chacun ; désormais, il n’est plus question de perdre son temps à fouiller dans de gros bouquins, alors que toute l’information désirée est à un simple clic de souris…
L’arrivée de Wikipédia dans le monde des encyclopédies a créé des remous à plusieurs niveaux. De nombreux détracteurs ont critiqué l’aspect collaboratif de l’encyclopédie, effrayés à l’idée que n’importe quel individu, sans être expert, puisse écrire des articles encyclopédiques, ou en corriger d’autres. Pierre Gourdain et alii ont d’ailleurs consacré la presque totalité d’un livre (La révolution Wikipédia : les encyclopédies vont-elles mourir? BBF ) à essayer de convaincre le public de la non-validité des articles de cette encyclopédie. Et ce n’est qu’une récrimination parmi tant d’autres! Je me pencherai plutôt sur les enjeux économiques reliés aux encyclopédies numériques, dont on parle un peu moins dans les médias.
Sur ce blogue, Jean-Michel Salaün a analysé trois facettes économiques utilisées ou affectées par Wikipédia (ici). Il s’agit des économies de la cognition, de l’attention et du don. Il est possible de dire que Wikipédia participe à l’économie de la cognition puisque l’encyclopédie a un impact sur le monde de l’éducation. Toutefois, cet impact n’est pas économique dans un sens traditionnel, puisqu’aucun étudiant ou professeur ne doit payer pour la consulter. De la même façon, Wikipédia participe à l’économie de l’attention (publicité) en créant une plus grande affluence sur les moteurs de recherche, permettant ainsi aux publicitaires de rejoindre un plus grand marché. Là encore, ce n’est pas Wikimedia, la fondation derrière Wikipédia, qui en profite, mais bien d’autres acteurs du web, comme Google. Enfin, Wikipédia fonctionne grâce à l’économie du don, puisque tous ses revenus proviennent de dons de particuliers ou d’entreprises prélevés lors de levées de fonds. Sur le site wikipédien de la fondation, on explique que “96% du budget de la Fondation Wikimedia provient des dons individuels, et que ce sont généralement de petits montants.(sic) .» Afin de convaincre les gens de donner, la Fondation insiste sur les projets qu’elle désire développer à l’extérieur des Etats-Unis, comme en Afrique, afin d’augmenter le nombre d’articles écrits en différentes langues. Mais il ne faut pas se leurrer : ce qui attire les dons, bien plus que les projets, est l’image de marque de l’encyclopédie. Car Wikipédia a un pouvoir d’attention qui dépasse celui de bien des ONG, et qui se rapproche davantage de celui des grandes compagnies de ce monde, telles que Nike ou Gap! La preuve en est que la Fondation Wikimedia, lors de sa dernière levée de fonds, a amassé 2.162 millions de dollars de 45.000 donneurs à travers le monde (Rapport de la fondation). Avec un tel montant, nul besoin de diffuser de la publicité !
Les encyclopédies plus traditionnelles essaient bien sûr de rester dans le coup, sans grand succès. Par exemple, l’Encyclopedia Britannica permet depuis peu de temps de collaborer à l’encyclopédie en écrivant des articles parallèles reprenant des informations présentes dans les « vrais » articles de l’encyclopédie (Toronto Star, 6 juin 2008). Toutes les créations d’internautes sont vérifiées par les collaborateurs de l’Encyclopédie. Britannica tente d’intéresser les gens en tirant parti de son prestige, en participant à la vague collaborative et en faisant miroiter la possibilité de conserver les bons articles dans la vraie encyclopédie. Mais une entreprise comme celle-ci, malgré sa longévité, peut-elle réellement faire face à l’effet de masse créé par Wikipédia ? Et surtout, combien de gens s’abonneront réellement à sa version numérique pour 69,95$ par année, alors que les encyclopédies gratuites sont satisfaisantes ? En passant de 1395$ pour les 32 volumes de l’encyclopédie à 69,95$ pour la version numérique, on peut dire que les éditeurs traditionnels ont tout un défi économique à relever ! Malgré cette baisse de prix impressionnante, ils n’arrivent même pas à concurrencer les encyclopédies qui n’existent qu’en version numérique, comme Encarta, qui se vend 30$ par année.
Une solution semble « parfaite » pour l’entreprise: c’est celle que préconise l’encyclopédie Knol de Google. Ses articles sont signés par des experts dont l’identité est vérifiée. Le terme « expert » est ici un peu élastique puisqu’un diplôme ne garantit pas nécessairement qu’aucune erreur ne sera faite. Google réussit à attirer ces experts grâce à sa notoriété (nous savons que l’image de marque de Google occupe une très grande place dans l’économie de l’attention sur le Web). Elle leur promet aussi une partie des revenus assurés par les publicités présentes dans leurs articles, en fonction du nombre de personnes qui les lisent. Google a le prestige nécessaire pour que Knol devienne le prochain Wikipédia, mais les utilisateurs se lasseront-ils de la publicité, alors qu’ils sont habitués à ne pas en avoir sur les pages wikipédiennes ? Il n’y a pas que la gratuité qui soit attirante pour les internautes, et une solution intéressante sur le plan économique pourrait en rebuter plus d’un sur le plan éthique : information pertinente, produits de beauté et publicités de voitures de luxe peuvent-elles réellement faire bon ménage ?
Commentaires
Voir cet article du Point :
www.lepoint.fr/tendances/...
Merci pour cet intéressant billet Sandrine.
Je ne connaissais pas du tout le projet de Knol et la lecture de ton billet a éveillé ma curiosité. Je me suis un peu promené sur le site et j'en ai retiré une certaine perplexité. Évidemment, le produit en est encore à la phase bêta, mais je m'interroge sur sa capacité à faire une réelle compétition à Wikipedia : primo, le format n'est pas particulièrement agréable et conviviale et, segundo, certains articles sont pour le moins douteux (deux exemples : "The Cure of the Attack of Evil Thoughts" et "Ten Tips for Writing Your Own Personal Wedding Vows"). J'ai quelques doutes sur le champs d'expertise des auteurs de ces articles.
Cela dit, je ne vois pas pourquoi Wikipedia n'aurait pas un bel avenir, malgré son statut d'OSBL. Car si on considère la plupart des initiatives du monde de l'édition encyclopédique, Wikipedia semble être devenu une sorte d'étalon, un modèle que les autres s'emploient à copier ou à imiter. Peut-être que dans un futur proche, ce seront les "experts" qui, par souci de faire rayonner leur image, voudront contribuer directement à Wikipedia et s'approprier une part du prestige associé au "branding" de l'encyclopédie. Par contre, en ce qui concerne l'édition traditionnelle de ces lourds ouvrages, j'ai l'impression que de gros nuages se rassemblent à l'horizon.
Bonjour Sandrine,
Moi aussi je découvre Knol grâce à toi. Merci !
L’ambition de ce projet est à première vue impressionnante : “A knol [i.e., un article] on a particular topic is meant to be the first thing someone who searches for this topic for the first time will want to read” (googleblog.blogspot.com/2... ), mais, finalement, cette ambition s’inscrit peut-être dans une des évolutions possibles de l’entreprise Google : devenir le principal, si ce n’est le seul, point d’accès à internet.
Cependant, comme Jean-François, je reste sceptique sur les « experts » et sur le fait qu’ils sont censés faire toute la spécificité de Knol (« The key idea behind the knol project is to highlight authors » (Udi Manber, vice-président de l’ingénierie chez Google) ; « We are deeply convinced that authorship--knowing who wrote what--helps readers trust the content” (Cedric Dupont, chef de produit chez Google)). Quand on regarde de plus près les profils de « ces experts », on s’aperçoit qu’il y en a de toutes sortes et que certains ne sont pas plus identifiables que des wikipédiens. Voici un panaché de profils qu’on peut trouver :
knol.google.com/k/jeffrey...
knol.google.com/k/the-jud...
knol.google.com/k/sara/-/...
knol.google.com/k/gary/-/...
De l’expert vraiment expert au simple prénom, il y a une sorte de mélange, de brouillage et, finalement, de réduction à néant de la notion d’autorité. Pas sûr que ce soit avec un tel brouillage que Knol fasse de l’ombre à Wikipédia.
Bonjour Maité et Jean-François,
Merci pour vos commentaires! Il est vrai que Knol a encore du chemin à faire afin de perfectionner sa formule. Quoi qu'ils en disent, il doit être assez difficile de vérifier l'identité des experts. Les questionnements que Knol soulèvent à mes yeux sont pourtant plutôt liés à l'utilisation de la publicité comme financement: si cela ne garantit pas la qualité du texte écrit, est-ce que cela dérange le lecteur, désormais habitué à Wikipédia, qui fonctionne sans publicité? Par exemple, croyez-vous que les encyclopédies plus traditionnelles comme Britannica gagneraient à utiliser ce mode de financement et à essayer de tirer parti de l'économie de l'attention, afin de réduire leurs coûts et de faire une plus grande concurrence à Wikipédia?
Car outre cette possibilité de financement, il existe peu d'autres opportunités monétaires sur le Web pour l'instant... et les consommateurs ne sont pas nécessairement prêts à payer pour avoir accès à une encyclopédie, même renommée, lorsqu'une encyclopédie gratuite est accessible!
À la suite de notre discussion, à la fois sur WebCt et sur le blogue, voici les
points qui semblent stimuler le plus votre réflexion :
-Les prétendus « experts » de l’encyclopédie Knol. Vous avez été nombreux à
mentionner que rien ne garantit que ces gens sont des experts, même si leur identité est
vérifiée. D’ailleurs, être expert dans l’art de faire des crêpes ou de déboucher une
toilette ne demande pas de diplôme particulier… Même si Knol souhaitait probablement
contrôler la validité de l’information par cette vérification, cela n’a pu empêcher des
dérives sur les sujets couverts par l’encyclopédie, et entacher par le fait même le
prestige et la pertinence de cette dernière.
-La plupart d’entre vous ne semblez pas trop préoccupés par la situation des
encyclopédies numériques, mais plutôt par celle des encyclopédies imprimées. Je crois
que vous avez raison : les encyclopédies imprimées sont de moins en moins populaires
face à l’offre d’articles numériques de qualité. Cependant, il y a aussi un enjeu pour les
encyclopédies numériques qui fonctionnent par abonnement pour couvrir leurs frais
(droits d’auteurs, bande passante, stockage d’information, etc.), puisqu’ils doivent faire
face à la concurrence d’une encyclopédie gratuite comme Wikipédia. Comme le faisait
remarquer Pierre Saint-Louis, elles peuvent au moins tirer des revenus du public étudiant
(par les abonnements aux encyclopédies dans les bibliothèques et dans les écoles,
notamment), mais est-ce suffisant?
-Les possibilités de financement. En somme, les deux seules possibilités de financement
pour les encyclopédies sont la publicité (comme le fait Knol) et les fondations (comme le
fait Wikipédia.). Les gens qui utilisent Internet se sont habitués au fait que le contenu est
très souvent gratuit, et ne sont plus nécessairement prêts à payer pour obtenir de
l’information. L’expert que j’ai consulté, M. Olivier Ertzscheid (du blogue Affordance.info),
a confirmé mon impression : la plupart des encyclopédies traditionnelles qui ont une
interface payante sur le Web le conservent surtout car cela est nécessaire si elles ne
veulent pas sembler trop dépassées. Mais accepterait-on, pour abolir les coûts, de
retrouver de la publicité dans leurs articles? Pour les encyclopédies plus traditionnelles,
je crois que les fondations, qui fonctionnent en faisant des levées de fonds et en
recueillant des dons, sont la seule solution possible en ce moment. Mais il faut être
réaliste et comprendre qu’ils tireraient probablement moins de revenus de leurs levées
de fonds qu’en récolte actuellement Wikipédia.
Merci à tous d’avoir participé à la discussion!