Éclats de lecture
Par Jean-Michel Salaun le vendredi 21 août 2009, 06:14 - Sémio - Lien permanent
Christian Vandendorpe a publié une intéressante réflexion sur la lecture contemporaine, qui rejoint et élargit les arguments souvent développés dans ce blogue :
La lecture en éclats, Arguments, vol. 11, no 1, Automne 2008-Hiver 2009, p. 30-39. ici
En voici quelques éclats particulièrement brillants pour donner l'envie d'une lecture longue ;-) :
Aujourd’hui, cependant, la quantité de savoir accumulé est devenue telle qu’elle dépasse de loin les possibilités d’une lecture continue et systématique. Le véritable supplément à la mémoire n’est plus le document ni même la bibliothèque, mais Google. C’est vers lui et des outils comparables que l’on se tourne désormais non seulement pour interroger les milliards de pages d’informations disponibles sur le web, mais aussi pour retrouver un élément précis dans nos archives personnelles.
Cette façon de lire fortement ciblée n’est pas totalement nouvelle, mais constitue, dans une large mesure, une forme avancée de la lecture savante. L’historien H.-J. Martin a ainsi montré que l’apparition des index au XIIIe siècle avait révolutionné le monde du livre et donné un avantage considérable aux scriptoria parisiens qui en maîtrisaient la technique. (..)
Il s’ensuit que la lecture n’est plus une activité entièrement privée, effectuée dans le for intérieur, lieu de la réflexion et de la contemplation ? ou de la «théorie», au sens étymologique. La dynamique de l’écrit tend à rejoindre celle de la conversation, abolissant la barrière traditionnelle qui séparait l’auteur de ses lecteurs. Dans certains cas limite, cette conversation se limite à un échange de pures données phatiques comme on en trouve majoritairement dans les SMS : icônes, mots sémantiquement vides mais attestant un contact entre les correspondants. La distance ne fait que se creuser avec l’art de la correspondance telle qu’elle se pratiquait au XVIIIe siècle. (..)
Une distinction est nécessaire, quand on parle de lecture, entre la littérature romanesque et la production savante ou technique. Si le roman s’est montré réfractaire aux diverses tentatives de naturalisation sur écran, cela tient au fait qu’il exige une lecture «en immersion», mobilisant totalement l’imaginaire du lecteur sur une longue période de temps. Outre que cette forme de lecture est peu compatible avec la surface brillante de l’écran, il semble bien que notre culture soit engagée dans un mouvement de fond, qui ébranle les bases mêmes sur lesquelles reposait jusqu’à tout récemment l’art de raconter et, par voie de conséquence, la façon de lire ou d’écouter des histoires. Avec un autre rapport au temps, à la cohérence narrative et à la finitude de l‘existence, le public avide d’une évasion dans l’imaginaire se tourne plutôt vers le monde de l’image et surtout de l’image animée. (..)
Depuis plusieurs années déjà, on a vu se raffiner sur écran des modes de disposition du texte assez proches de ceux du livre imprimé, dans la ligne du format PDF mis en place par Adobe. Longtemps dénigré comme un simple prêt-à-imprimer, ce format gagne maintenant en popularité parce qu’il restitue le livre en tant qu’unité construite par une structure éditoriale et rattachée à un projet de lecture défini, qui s’inscrit dans une temporalité.(..)
Tout n’est donc pas joué et on peut dire que la page n’est pas tournée sur l’avenir de la lecture telle que nous la connaissions. La lecture ciblée et fragmentée de l’hypertexte est certes déjà le mode dominant et le plus courant, conséquence logique d’une évolution qui se poursuit depuis l’avènement des journaux voilà deux siècles. Mais il y a lieu d’espérer que la lecture continue dont le format codex est le meilleur support se maintiendra au moins comme modalité secondaire, sinon dans les loisirs de masse, du moins comme discipline intellectuelle hautement valorisée. En effet, cette forme de lecture exige que l’esprit soit totalement ouvert et réceptif au texte, ce qui suppose que le lecteur maîtrise son impatience, qu’il fasse taire ses préconstruits et qu’il accepte de suivre le fil du développement en cours, même si celui-ci est parfois monotone, bref, qu’il remette à plus tard l’exploration des sentiers de traverse qu’il serait tenté de prendre et soit entièrement dédié à l’activité en cours. Tout cela suppose une attitude mentale que le grec désignait par le terme skholè, qui désigne au sens premier le repos, le loisir, la lenteur et, par extension, l’activité studieuse. Ce terme a aussi donné le mot «école».
Commentaires
Il y a plusieurs éléments intéressants dans l'article de Vadendorpe. Celui que je retiens en particulier est lorsqu'il parle du livre comme étant une totalité finie avec un début et une fin claire. Pour moi, l'une des plus grandes révolutions du numérique, est qu'il vient défaire cette idée de "fin claire" et s'inscrit plutôt dans une idée de continuité. Car, avec le numérique, il y a toujours moyen d'aller plus loin, de pousser l'expérience de la lecture à des degrés plus élevés, soit en allant chercher des informations plus précises à l'aide des hyperliens, soit en commentant notre lecture sur blogue, en s'inscrivant sur fan de tel ou tel auteur sur Facebook, etc.
L'expérience de la lecture devient donc une expérience plus complète ou peut-être pas... Car, cette forme de lecture divise autrement le temps accordé à la lecture elle-même, car on peut rapidement classer les informations selon nos champs d'intérêt et sauter les informations que nous jugeons inutiles pour nous. Tout doit se faire rapidement et c'est ainsi que l'on perd certaines qualités de lecture où l'on devient totalement pris et absorbé par celle-ci.
Tout comme M. Vandendorpe, je ne peux qu'espérer que la lecture sous format codex soit hautement valorisée, malgré les pressions et la concurrence du format numérique. Je crois d'ailleurs que c'est une mission à laquelle devrait se dédier les bibliothécaires. Tout comme Carl Honoré le soutient dans son livre "L'éloge de la lenteur", je prêche pour le plaisir de prendre le temps de faire les choses et d'en savourer chaque minute et donc je prêche pour prendre le temps de me dédier entièrement à ma lecture.