Tout comme Apple, la firme Google vient d'annoncer d'insolents résultats financiers. J'ai repris sur un schéma, à partir de ses bilans trimestriels (disponibles ici), l'évolution de son chiffre d'affaires depuis 2005 décomposé selon les revenus de la publicité issus de ses sites propres, de ceux issus de son réseau de partenaires (Adsense) et des revenus hors publicité.

Revenus-Google.png

On observe tout d'abord la forte croissance presque continue des revenus, avec juste un décrochage fin 2008, au plus fort de la crise. L'omniprésence du poids de la publicité est aussi manifeste. Elle représente toujours aujourd'hui 97% du total des revenus. L'analyse devient moins convenue lorsque l'on observe la différence de tracé des courbes des revenus Adsense (courbe jaune) et des revenus des sites de Google (courbe rose). Partant pratiquement du même point en 2005, celles-ci divergent de plus en plus. Les revenus de Adsense ont une croissance assez régulière, de l'ordre de 15% par trimestre, tandis que ceux des sites Google s'envolent avec une sensibilité plus forte à la conjoncture économique.

Un autre schéma peut nous permettre d'approfondir :

Adsense-Google.png

Dans ce schéma, j'ai consigné les bénéfices trimestriels de Google (violet), la part du revenu de Adsense qui reste à Google, c'est-à-dire la rémunération de son activité de régie (bleu). La courbe jaune représente les sommes redistribuées aux partenaires Adsense, c'est-à-dire les sites accueillant la publicité.

La remarque précédente est confirmée puisqu'on observe une différence forte entre l'évolution du bénéfice et celle de la rémunération de la régie (d'autant que pour mesurer le bénéfice induit par la régie, il faudrait encore déduire les frais de fonctionnement de cette dernière de son revenu), la régie pesant de moins en moins dans le bénéfice général. Mais le schéma souligne aussi un autre phénomène : autant le bénéfice général subit d'importantes fluctuations, jusqu'à chuter brutalement fin 2008, autant l'activité de régie apporte à la firme un revenu stable et régulier.

Ainsi, entre les deux activités économiques principales de Google, régie publicitaire et recherche financé par la publicité, la seconde s'affirme de plus en plus au cours des années. Pour le dire autrement, Google est de plus en plus un média à part entière, un média conquérant, ambitieux, mais à l'évidence un média encore économiquement fragile, soumis à des fluctuations.

Lorsque Google intervient comme régie publicitaire, il partage ses revenus avec ses partenaires selon une logique qui ne contredit pas vraiment celle des médias anciens, même si bien des modalités sont modifiées. Mais dans le second cas, le déplacement de valeur est radical : par la recherche, Google réoriente l'attention de l'internaute en réorganisant l'ordre documentaire tout en ponctionnant à son profit le marché publicitaire.

Le média-Google s'installe entre la radio-télévision, à qui il emprunte le marché bi-face et le réseau (internautes et annonceurs) et la bibliothèque à qui il emprunte la recherche et l'organisation documentaire. Mais il opère aussi une rupture entre les savoir-faire des uns et des autres par une utilisation inédite à ce niveau du traitement de la langue. Linguistique computationnelle et lexicométrie statistique sont ses compétences de bases qu’il a appliquées sur le web en le considérant comme un vaste texte, organisé par les liens entre les documents entre eux et la demande des internautes. Ce qui prime ici est la dimension intellectuelle, celle du texte et du contenu des documents, c'est-à-dire la deuxième dimension du document ().

La rupture est alors radicale vis-à-vis de la radio-télévision. Le traitement statistique de la langue est utilisé pour organiser le marché bi-face par la vente de mots-clés, associés à la signification de la requête et donc au texte, mais dissociés des documents comme objets contrairement aux médias précédents .

La rupture est tout aussi importante vis-à-vis des bibliothèques. En se positionnant sur la dimension texte, pour capter l'attention par la recherche, il a participé à la contestation de l’ordre documentaire ancien, celui des bibliothécaires et les documentalistes, par une intense « lecture industrielle » pour reprendre l'expression d'Alain Giffard (). La capacité de chercher transversalement dans l'ensemble des textes réduit, en effet, l’importance de leur classement antérieur et, modifiant notre système de mémoire externe collectif, participe au décadrage de doxas. Il est alors naturel que, nonobstant son caractère fortement capitaliste et les ambiguïtés du nouvel ordre documentaire qu’il installe, la firme ait une certaine connivence avec les militants d’un web libertaire dont le ressort est la remise en cause de l’ordre ancien fondé sur la maîtrise de la forme des documents.

Bien des éléments pourraient être ajoutés pour conforter l’accent mis sur cette deuxième dimension : La nécessité pour la firme de disposer de l’ensemble du web en mémoire-cache ; l’utilisation du fair-use aux États-Unis pour se dispenser du copyright et corrolairement les relations difficiles avec les ayant-droits ; Google-books ; YouTube ; la distribution gratuite du système Androïd sur les téléphones portables pour concurrencer l'imprimeur-libraire Apple ; ou, tout récemment, la « recherche instantanée » qui suggère le texte de la requête au fur et à mesure de la frappe en construisant en direct un ordre documentaire à partir d’un contenu, et j'en passe beaucoup. Le meilleur symbole du cœur de métier de la firme est sa page d'accueil, pratiquement inchangée depuis le lancement de la firme (ici, lire aussi les commentaires).

Actu 22 oct 2010

Intéressantes remarques sur la concurrence Apple/Google :

“THE GOOGLE INVESTOR: Android Has No Chance In The Near-Term Against The iPad,” Business Insider, Octobre 21, 2010, ici.

Actu du 25 octobre 2010

Voir aussi le billet de F. Cavazza, qui sous-estime à mon avis le poids de la forme :

FredCavazza, Google Chrome OS = iOS + iTunes, 15 octobre 2010 ici .

Actu du 19 déc 2010

Étude approfondie de la position dominante de Google en France :

Avis du 14 décembre 2010 sur le fonctionnement concurrentiel de la publicité en ligne (Ministère de l'économie, des finances et de l'emploi), ici.

Commenté notamment par Electron libre .