La redocumentarisation en quatre images
Par Jean-Michel Salaun le mercredi 30 mars 2011, 10:24 - Bibliothèques - Lien permanent
Pour avancer dans les réflexions sur la redocumentarisation et la théorie du document dans la continuité du travail collectif sur Roger II, voici quatre images et quelques réflexions. Tous les commentaires et critiques sont bienvenues, j'avance sur un terrain encore à défricher.
Documentarisation
La première image est issue du livre testament de P. Otlet, premier théoricien de la documentation, et date de 1934 :
Les quatre premières lignes veulent présenter la construction des documents. À partir de l’univers, se forment les représentations grâce aux intelligences humaines particulières qui ensuite s’organisent et se confrontent dans la dynamique de la science et sont consignées dans des livres eux-mêmes réunis dans les bibliothèques.
Les trois lignes suivantes présentent les principaux éléments de l’ordre documentaire nouveau selon P. Otlet. Il s’agit d’abord de rédiger des notices bibliographiques et de les réunir dans un répertoire bibliographique universel. L’ensemble de ces fiches réunies dans les meubles à tiroirs a constitué le catalogue de la bibliothèque jusqu’à l’arrivée de l’informatisation à la fin des années soixante-dix. Il s’agit d’abord de l’outil de repérage des documents dans une collection de bibliothèque. La notice bibliographique est donc un substitut du document qui le remplace avantageusement dans le système documentaire du fait de son formalisme, aujourd’hui nous dirions qu’il s’agit de ses métadonnées. Le système documentaire est piloté par des catalogues normalisés et reliés entre eux. Pour P. Otlet, il doit même être centralisé dans un répertoire universel. L’auteur suggère un instrument supplémentaire, l’Encyclopédie, constituée d’une série de dossiers de synthèse sur tous les sujets constituant le savoir humain, réalisés et actualisés par les documentalistes à partir des documents existants et diffusables à la demande. Dernier élément essentiel à l’ordre documentaire : la classification. La classification joue pour P. Otlet un rôle central, organisant et reliant l’ensemble des instruments.
Ce modèle systématise et justifie le rôle de la bibliothèque qui l'appliquera et le perfectionnera jusqu'à aujourd'hui. Il sépare clairement la production du livre de la documentarisation qui vient ensuite.
Redocumentarisation
La seconde image est celle du «cake» du Web sémantique.
Dans le schéma de P. Otlet, on trouvait tout en haut les auteurs qui pensaient le monde, le représentaient en concepts grâce à la science et le consignaient dans des documents. Le schéma du W3C met à leur place des utilisateurs qui, plutôt que représenter le monde, vont reconstruire selon leurs besoins des réponses à leurs questions à partir des ressources documentaires existantes. On pourrait dire en raccourci le monde n’est plus représenté par un travail scientifique préalable, mais chacun se représente le monde à partir de données récoltées préalablement. On pourrait discuter longtemps de la pertinence épistémologique de l’une ou l’autre posture. Là n’est pas mon propos, je voulais simplement souligner que d’un point de vue documentaire celles-ci sont inversées : l’une part des producteurs de documents et classe ces derniers ; l’autre part des lecteurs qui reconstruisent les documents à partir de ressources classées.
Les trois dimensions
De plus sans discuter les détails d’un schéma qui n’est pour ses auteurs même qu’illustratif, on peut remarquer que l’on retrouve dans la succession des couches les trois dimensions du document . Déjà présentées pour le livre ainsi :
Les couches les plus basses (URL/URI, XML, RDF) concernent les adresses et les formats des ressources, c’est à dire le repérage par la forme. Les couches intermédiaires (SPARQL, OWL, RDFS, RIF) s’occupent de la recherche, de l’indexation, de la sémantique, de la représentation des connaissances, c’est à dire un traitement à partir du contenu, du texte. Enfin les couches supérieures supportent des règles sociales (Unifying logic, Proof, Trust), celles-là même qui supportent la fonction du document, transmission et preuve. J’ai donc découpé le « cake » en tranche que j’ai redistribué sur les trois dimensions du document. Cette présentation, comparée à celle que j’avais présenté pour le livre souligne l’ampleur de la réingénierie documentaire. Précédemment nous trouvions une représentation du livre sur chacun des sommets du triangle, même si la différence de perspective soulignait les différences de dimensions. Cette fois, le document n’apparait plus qu’au centre, comme un navigateur qui le reconstruira à la demande de l’internaute. On pourrait dire que le système documentaire a réintégré la construction du document. La notion « parenthèse Gutenberg » prend alors une tout autre ampleur. L’imprimerie avait sorti la production documentaire des bibliothèques, des infrastructures épistémiques de l’époque. Le numérique réintègre la production documentaire dans l’infrastructure épistémique contemporaine : le web.
Cette représentation triangulaire a la vertu supplémentaire de casser l’empilement et sa lecture linéaire en montrant notamment les liaisons fortes qui existent entre les formats et les adresses et la confiance et la preuve.
Commentaires
salut Jean-Michel,
il me semble qu'il manque une image : celle de l'extension et/ou de la nature du terrain documentaire en lui-même.
A ce titre (sans fausse modestie :-) la splendide représentation de la dérive des continents documentaires (ci-après) est candidate ;-)
http://affordance.typepad.com/photo...
Amitiés
Olivier.
Salut Olivier,
Sur le fond, oui tu as raison. Il faut aussi prendre en compte les espaces d'organisation et de circulation documentaires dont les frontières bougent avec la redocumentarisation entre l'intime, le collectif et le public.
Sur la forme, je ne suis pas très fan des métaphores, même si je tombe moi-même dans le panneau en parlant d'espace et de frontière..
Très éclairant, mais :
…"reconstruire selon leurs besoins des réponses à leurs questions à partir des ressources documentaires existantes". La formulation, comme la figuration, donnent l'impression que cette redocumentarisation se fait à partir d'un stock étale et uniforme (le même pour tous).
Or la personnalisation de l'information fait que, de plus en plus, les ressources documentaires à notre portée procèdent elles-mêmes de nos profils, de nos sélections et de nos graphes sociaux.
Il faudrait pouvoir dessiner des boucles quelque part !…
Bonjour Louise,
Merci pour la remarque. En effet, comme pour le décadrage des espaces documentaires signalé par Olivier, le cake du W3C ne rend pas compte de la personnalisation dynamique du processus de recherche.
Dans les deux cas, ces lacunes soulignent la sousestimation par le W3C de la dynamique sociale du web. Il n'est pas possible d'en rendre compte à partir de leur schéma ou leurs travaux.
Mon objectif ici était simplement de faire le parallèle entre deux tentatives, plutôt réussies, de formalisation d'un processus documentaire. Mais la redocumentarisation ne se réduit pas aux protocoles du W3C, ni la documentarisation à la CDU il y a cent ans.