MOOCs et ruptures documentaires
Par Jean-Michel Salaun le mardi 28 mai 2013, 06:01 - Éco - Lien permanent
Quelques réflexions rapides pour ne pas oublier les MOOCs dans la problématique de ce blogue. Je ne reviens pas sur les éléments de cette histoire récente. Parmi d'autres, on trouvera chez Olivier Ertzscheid une bonne synthèse sur la question.
Mais peut-on leur appliquer une analyse "document" ? Sans épuiser le sujet, voici quelques suggestions sur les ruptures documentaires crées par le phénomène. Rappelons (voir la première partie de ce billet) d'abord que :
- Le document fondateur dans l'université est le cours présenté en classe, construit sur une économie directe de l'attention.
- L'éditeur a cristallisé et externalisé ce document académique premier dans le manuel.
Ce système documentaire très ancien n'était plus adapté à l'évolution des sociétés et au partage du savoir qui caractérise le 21è siècle. Après bien des tâtonnements numériques dans l'université, les MOOCs ont ouvert une brèche dans le système, sans doute au profit de pure players du web en déplaçant le marché de l'attention. Il n'est plus, en effet, direct, mais multiface et utilise le calcul et l'algorithmie. Sur ces deux points, les acteurs traditionnels sont faibles et incompétents.
Concrètement, le nouveau système s'appuie sur des plateformes agrégatives et une puissance de calcul. Dès lors :
- Le "massif et ouvert" casse le lien direct entre les producteurs de contenus (professeurs et éditeurs) et les apprenants. Il casse aussi le lien formel de la communauté universitaire : l'inscription de l'étudiant avec ses droits et devoirs associés, qui fonde l'économie générale de l'université en l'organisant en une sorte de phalanstère.
- Le jeu de lego avec des briques de petite unités documentaires cassent le temps long du cours et l'unité du manuel.
- Le partage et les interactions entre pairs valorisent le travail direct des internautes et l'accessibilité des unités documentaires, court-circuitant l'autorité éditoriale.
- Les traces reconstruisent une économie de l'attention potentielle fondée sur le profilage indirect et non plus direct comme dans le rapport professeur-élève. On n'attend plus que le couplage de la plateforme au ecommerce et à la publicité.
Tout ces éléments appartiennent à l'économie du web et non à l'économie traditionnelle de la formation ou à celle de l'édition, il s'agit de redocumentarisation ou encore de l'émergence d'un système néodocumentaire appliquée à l'université. On peut penser que si le succès du phénomène se confirme, on assistera prochainement soit à la domination d'un acteur, soit à la surenchère pour le rachat des mieux placés entre les membres de l'oligopole installé. Et il n'est pas surprenant que les universités américaines en pointe sur le sujet soient celles-là même dont sont sortis les entrepreneurs du web et qui sont encore étroitement associées à leurs succès financiers. Pour celles-là les MOOCs sont aussi une opération de marketing permettant d'attirer les meilleurs étudiants à l'échelle de la planète entière, tout comme les plateformes du web se rient des frontières.
Reste une troisième voie, celle dite des biens communs documentaires. Aujourd'hui, le partage est l'argument principal des institutions académiques pour promouvoir les MOOCs. Il faut être lucide et se rappeler d'abord que le même type d'idéologie généreuse, contestant l'ordre documentaire ancien fondé sur la propriété intellectuelle, a fait le lit de l'oligopole actuel du web. Néanmoins, l'université est fondée sur une mission humaniste de transmission et de partage du savoir. Par ailleurs, défendre le bien commun peut être aussi prendre la mesure de la compétition internationale en cours et valoriser les systèmes néodocumentaires nationaux.
Le défi alors est d'inventer des systèmes néodocumentaires, s'appuyant sur l'efficacité des outils numériques sans nécessairement rejeter tous ceux des oligopoles du web, ni s'y faire enfermer. A suivre.
Commentaires
J'attendais depuis longtemps une synthèse claire (et érudite) qui expliciterait les principaux points de confrontation entre les MOOCs et l'Université. Merci. Ça change des évangiles (surtout anglosaxonnes) sur le sujet -- et qui teinte malheureusement aussi ma réflexion jusqu'à aujourd'hui. Je peux repartir sur de bonnes bases. Merci vraiment.
Cher Jean-Michel,
J'ai également beaucoup apprécié le billet d'Olivier, qui est un état des lieux remarquable sur cette question.
Mais je me concentre ici sur tes assertions.
Le massif et ouvert casse les liens.
Tout à fait d'accord, mais comme le montre le billet d'Olivier, il faut aussi tenir compte que les participant aux MOOCs sont majoritairement une population qui n'est sociologiquement pas celle des étudiants universitaires. Et que par ailleurs le taux d'abandon est très élevé, ce qui s'expliquerait par la "distance" (en temps et en lieux). Ce qui m'amène à penser que les MOOCs ne sont adéquats que pour des formations relativement courtes (j'y revient plus bas).
de petite unités documentaires cassent le temps long
C'est vrai également mais c'est peut être justement l'intérêt des MOOCs (il faudrait cependant peut-être qu'il évoluent un peu). Enseignant un module de 32 heures je suis actuellement frustré par un rythme académique hebdomadaire qui me semble inadéquat et j'estime qu'un enseignement en mode projet serait plus adéquat par rapport à la matière que j'enseigne. Mais cela signifie dynamiter la structure trimestrielle de l'école et que tous (ou la majorité) passent dans cette modalité. La réponse dont je rêve, suite à une discussion avec des spécialistes de télé-enseignement de l'Université de Laval il y quelques temps, est que chaque unité d'enseignement au niveau le plus fin (45 à 90 minuts) ait des objectifs pédagogiques explicites pour permettre leur validation au fur et à mesure de leur acquisition (c'est du micro-Bologne). Rien n'empèche de combiner ces "atomes cognitifs" en molécule de modules (ECTS) puis en organe de cursus . Bien sur cela ne répond pas complètement au besoin du temps long et de la construction d'une méta-cognition, qui est l'essence de l'université, mais celle du moyen age. Car la majorité des porteurs de bachelor vont se retrouver dans l'enseignement secondaire et que seule une minorité ont besoin de ce "savoir profond" pour alimenter une recherche (par ailleurs de plus en plus fonctionnarisée). En bref : oui aux MOOCs pour la formation continue.
les interactions entre pairs valorisent le travail direct des internautes et l'accessibilité des unités documentaires, court-circuitant l'autorité éditoriale.
Le travail entre pairs, cela marche... ou pas. Dans ce cadre, le côté massif des MOOCs m'apparaît plus comme un handicap qu'un avantage. Je fait travailler une classe de 15 élèves sur un wiki qui capitalise leurs connaissances acquise et le résultat n'est pas trop mal, mais ils se connaissent (IRL) et la supervision m'est possible. Cela ne serait pas les cas avec 15'000 participants.
Quant à l'autorité éditoriale, je pense qu'elle doit être repensée dans un monde de connaissances en constante mutation. Et l'augmentation de la finesse de granularité du savoir va également dans ce sens.
Les traces reconstruisent une économie de l'attention potentielle..
Entièrement d'accord avec ce risque. Ce qui amène aux autres risques décrit dans ta conclusion, soit principalement la tendance à la merchandisation. Cela ne gène pas trop les nord-américains qui connaissent de longue date la privatisation des filières académiques mais cela devrait nous amener à penser et à construire des MOOCs "à l'européenne" en renouvelant l'idéal universitaire (cela passe aussi par des efforts de mutualisation, ce que pratiquent déjà un peu nos collègues canadiens dans le domaine des sciences de l'information).
Donc il faut encore creuser, pas seulement au niveau technologique, mais surtout au niveau pédagogique.
Merci pour ce billet à la fois critique et prospectif.
Personnellement je trouve qu'on prête beaucoup de mauvaises intentions aux MOOCs. Le produit en tant que tel est clairement perfectible mais c'est lié il me semble à la façon de procéder outre-atlantique : expérimenter d'abord et affiner/réfléchir ensuite. Certes les moocs cassent le lien mais n'est-ce pas déjà le cas dans la plupart des produits de FOAD existants ? Le morcellement est quant à lui un mal nécessaire pour rendre le contenu accessible et coller au mode de consommation documentaire sur le web (un format court et ciblé). A noter que l'apprenant a souvent la possibilité d'approfondir avec des ressources optionnelles plus complètes.
Je pense qu'il faut distinguer le produit de l'exploitation qui en est faite. La dérive commerciale de Coursera & consœurs (contrepartie de la levée de fonds) et la récupération aux niveaux politique et économique ne doivent pas masquer le réel engouement du public pour ce produit pédagogique innovant.
@ Martin
Merci de ton passage et de ton appréciation. Mais il y a aussi des analyses critiques en Amérique du nord et au Canada. p ex :
https://chronicle.com/blogs/wiredca...
http://higheredstrategy.com/courser...
@ Jean-Daniel
Plusieurs réactions un peu en vrac à tes remarques :
Il ne faut pas confondre la modularité et le grain des unités documentaires avec la durée et l'objectif de l'apprentissage. Autant je suis d'accord avec l'idée que pour un apprentissage en ligne de petites unités, intégrant leurs propres objectifs sont nécessaires afin, d'une part, de maintenir l'attention et, d'autre part, d'autoriser la souplesse temporelle de la consultation asynchrone. Autant je pense que le rôle de l'université est de réintroduire du temps long et un rythme régulier pour permettre le mûrissement de la réflexion. Je suis un peu effrayé par ta suggestion très utilitariste qui, du coup, réserverait l'esprit critique à la recherche. Nous devons aussi former des citoyens. Peut-être peut-on penser à différentes modalités d'apprentissages sur la base des mêmes ressources.
La discussion entre pairs est un défi des MOOCS. Cela a été présenté comme la solution au massif en allégeant l'encadrement du processus. Mais en réalité une discussion productive nécessite un encadrement et une animation (pas nécessairement IRL). Reste qu'il s'agit bien d'un des apports du web qu'il faut réussir à capitaliser.
Sur les efforts européens. Voir : http://tipes.wordpress.com/2013/06/...
Oui, il faut continuer à creuser sur la pédagogie et tout particulièrement sur l'assimilation des connaissances et des compétences par les étudiants qui ont de plus en plus tendance à croire que l'objectif d'apprentissage est atteint qd les ressources sont disponibles.
@ Guillaume
Oui le projet de formation ouverte pour tous est fondamental et il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain.
Le lien n'est pas cassé par la formation à distance, mais par la non-inscription des étudiants dans la communauté universitaire.
Pour une critique des MOOCs on peut écouter le séminaire pharmakon.fr en visioconférence à destination d’étudiants d’universités de plusieurs pays par le philosophe Bernard Stiegler, ci-dessous
http://www.youtube.com/watch?featur...