De nombreux indicateurs, de nombreuses études laissent penser qu’il existerait une rupture générationnelle dans les pratiques d’information entre ceux qui sont nés avant ou après la popularisation du numérique (v. par ex sur ce blogue : ici, , , même en Chine). L’article fondateur sur ce thème est sans doute celui de Marc Prensky (2001) au titre clair : Digital Natives Digital Immigrants (Pdf : P1, P2). L'auteur y tire des conclusions radicales en prétendant que la nouvelle génération pense différemment que les précédentes. Même si je le suivrais assez dans son raisonnement, qui fait écho à une modernité nouvelle, il faut reconnaitre qu'il s'agit à ce stade de spéculations. Si on peut constater des pratiques culturelles et informationnelles différentes pour les jeunes nés avec le numérique, rien n'indique qu'elles perdureront avec l'âge.


Actu du 11-08-2007 : Voir sur ce même thème le spectaculaire diaporama de René Barsolo de la Société des Arts Technologiques de Montréal (repéré grâce à Martin Lessard) :

Barsalo René, L'influence des nouvelles générations sur les communicateurs, Forum des communicateurs, Québec, 7 novembre 2006. Pdf, 3,2 Mo)

et la traduction en français de l'article de M. Prensky repérée par JD Zeller dans les commentaires.


Nous avons, en effet, tendance trop souvent à confondre deux notions : l’âge et la génération et cette confusion peut être source d’erreurs d’interprétation. Une bonne illustration de cette difficulté est ce tableau d’une étude de Forrester Research, reproduit malheureusement sans autre précision de réalisation par Business Week (11-06-2007, repéré par InternetActu).

À supposer que les chiffres soient justes, sur quoi nous renseignent-ils ? Ils nous disent à coup sûr que les utilisateurs américains du Web 2.0 sont d’abord les moins de trente ans. Mais ils ne nous informent aucunement sur l’évolution des pratiques des individus avec l’âge. Il est impossible d’en conclure, sauf à spéculer, que les moins de trente ans d’aujourd’hui poursuivront leurs habitudes demain, ni même d'ailleurs que les jeunes de demain auront les mêmes pratiques. Après tout, le Web 2.0 sera peut-être, comme la sortie-cinéma, une pratique sociale simplement juvénile, ou, pire, un simple feu de paille oublié demain. Pourtant vivant dans le présent, nous avons naturellement tendance à considérer que la continuité des pratiques selon l'âge ou selon les générations va de soi.

C’est pourquoi il faut marquer d’une pierre blanche la sortie de la lettre culture et prospective du ministère de la Culture français intitulée « Approche générationnelle des pratiques culturelles et médiatiques » (N3, juin 2007, Pdf). L’intérêt de la publication des chercheurs du Deps est double : d’une part, elle expose et illustre clairement la différence entre l’effet de l’âge et celui de la génération, sachant qu’au fil du temps une même génération, réunie par son histoire commune, passera par tous les âges. D’autre part, à partir des statistiques des pratiques culturelles régulièrement collectées par le ministère (cinq enquêtes de 1973 à 2003), elle compare six générations et en tire quelques leçons importantes pour l’évolution des pratiques. Le tout est synthétisé dans la matrice ci-dessous qui représente schématiquement les tendances des indicateurs de forte consommation culturelle par famille en croisant les effets de l’âge et celui des générations.

Chaque trait de couleur représente une génération. Le sens de la pente du trait indique si la pratique croît ou décroît avec l'âge dans la génération considérée. La hauteur relative du trait par rapport à un autre indique une pratique plus ou moins forte d'une génération sur l'autre.

On y constate que la lecture assidue de livres baisse à la fois avec l’âge et les générations, tandis que celle de la presse écrite ne se modifie pas avec l’âge qui passe, mais se raréfie à chaque génération nouvelle. À l’inverse, la pratique de la musique enregistrée s’accroit avec les générations montantes alors que les habitudes varient peu avec le vieillissement de chaque génération. La télévision, quant à elle, bénéficie d’un double effet positif, d’âge et de génération. On y lit clairement le passage d’une culture imprimée à une culture audiovisuelle. Les statistiques du Ministère ne permettent pas encore de rendre compte de l’effet du numérique, et encore moins de la génération des Digital natives, même si les auteurs proposent une réflexion prospective jusqu’en 2020, qui m’a moins convaincu que le reste de leur propos. La question ouverte à la suite du premier tableau de ce billet reste donc pour le moment sans réponse.

J’ajoute deux remarques, importantes pour la thématique de ce blogue, mais qui ne figurent pas dans la publication du ministère :

  1. Il n’y a pas de relation mécanique entre la tendance positive ou négative des pratiques et la santé économique de la filière. Même si l’on peut interpréter ces tendances en termes de cycle de vie d'un produit, tout dépend de la capacité de valorisation mise en place par le jeu des acteurs. Le contraste entre la situation du livre et celle de la musique, dans le rapport valorisation/pratiques, est flagrant. Les acteurs de la première filière ne s’en sortent pas trop mal, malgré des indicateurs de pratiques calamiteux, tandis que les seconds plongent alors même que la pratique de la musique enregistrée ne cesse de croître. Ainsi, la stratégie est un élément fondamental, d’autant plus délicat à manier que le numérique change, de façon inédite à la fois les modes de valorisation et les pratiques.
  2. L’histoire d’une génération est située. Même si la mondialisation, là comme ailleurs, tend à lisser les cultures, l’étude rend compte clairement de générations de Français. Il serait intéressant de pouvoir aussi comparer géographiquement les générations. Au Québec, par exemple, la génération qui a eu 20 ans pendant la Révolution tranquille est contemporaine de celle que les auteurs appellent « Algérie » faisant allusion à la guerre coloniale du même nom. Ces évènements ont, à coup sûr, marqué différemment chacune des générations d’un côté et de l’autre de l’Atlantique. Autre exemple, la question de l’immigration est peu comparable dans l’un ou l’autre pays. Ces histoires différentes ont-elles des conséquences sur les pratiques ? sans doute. mais jusqu'à quel point et quels facteurs agissent plus ou moins sur celles-ci ?