Génération ou âge connecté ?
Par Jean-Michel Salaun le jeudi 27 décembre 2007, 04:13 - Socio - Lien permanent
Mon premier billet (ici) de cette année académique 2007-08 alertait sur la confusion souvent faite entre les pratiques selon l'âge ou selon la génération. Les premières se modifiant pour un individu avec le temps qui passe tandis que les secondes perdurent, mais différencient à un moment donné les individus selon leur âge. Confondre les deux peut amener de graves erreurs d'interprétation. L'argumentaire était basé sur une importante étude du Ministère français de la culture, qui malheureusement ne prenait pas en compte les conséquences de l'explosion du numérique.
Plusieurs études récentes sur les pratiques des adolescents fournissent de nouveaux éclairages, même si, bien entendu, personne n'est en mesure de prévoir le futur. Leur interprétation peut facilement tomber dans la confusion dénoncée ci-dessus pourtant je crois qu'il est possible en les croisant d'en tirer quelques leçons.
Le réseau pour se construire
Tout d'abord deux études, une française et une américaine, parmi bien d'autres sur le même sujet, confirment que les adolescents et préadolescents sont suractifs sur les réseaux.
Ado techno sapiens, TNS media intelligence, novembre 2007 (résumé sur LSA via B. Raphael, Pdf quelques diapos)
Mary Madden,Alexandra Rankin Macgill, Aaron Smith, Amanda Lenhart, Teens and Social Media, The use of social media gains a greater foothold in teen life as they embrace the conversational nature of interactive online media, PEW INTERNET & AMERICAN LIFE PROJECT, December 19, 2007, 44p. Pdf (repéré par F. Pisani)
Deux leçons principales peuvent être tirées :
1) Les adolescents sont suréquipés, les premiers à utiliser massivement, en continu et souvent de façon simultanée les nouveaux terminaux et services. Le diagramme tiré de la première étude est parlant :
Équipement multimédia des 8-19 ans français (en%)
(*) N’existait pas avant 2002, (**) N’existait pas avant 2004.
2) Les adolescents se servent du Web avant tout pour construire ou conforter leur cercle d'amis
Les adolescents sont friands des blogues, des réseaux sociaux, mais l'objectif est d'abord de communiquer, pour construire sa vie, non de s'informer. Dans cet objectif, internet est un média parmi d'autres et ils y favoriseront les canaux les plus chauds (images, musiques, direct..), délaissant la messagerie. Ce tableau issu de la seconde étude est révélateur (il s'agit cette fois des 12-17 ans américains) :
Médias et transmission intergénérationnelle
Les constatations ci-dessus pourraient nous conduire à conclure que ces pratiques vont se modifier avec l'âge, car elles sont typiques d'une période de la vie où l'on construit son identité. C'est probable, une bonne part de la pratique actuelle du Web, notamment dans sa version Web 2.0, relève d'un comportement adolescent, y compris attardé (voir ici). Néanmoins, cette génération est soumise à un phénomène inédit, que n'ont pas connu les générations précédentes au même âge. On peut donc s'interroger sur ce qu'il en restera. Une autre étude fournit quelques éléments de réponse :
Patterson Thomas E., Kennedy John F., Young People and News, Report from the Joan Shorenstein Center on the Press, Politics and Public Policy, juillet 2007, 33p. Pdf, (repéré par B. Raphael).
Même si l'étude ne concerne que la consommation des nouvelles, elle fournit dans sa conclusion d'importantes pistes pour comprendre le passage des pratiques d'une génération à l'autre en raisonnant sur la durée. En voici de larges extraits (trad JMS) :
Dès les années 40, les études d'audience ont souligné un résultat important, même s'il n'était pas surprenant : les auditoires se chevauchent. (..). Les Américains qui lisaient régulièrement les nouvelles dans les journaux quotidiens avaient plus de chances que d'autres citoyens de lire aussi des hebdomadaires et d'écouter le radio-journal.
Les études des années 60 et 70 ont confirmé cette pratique, mais avec un changement. La matrice de corrélation incluait la télévision et les audiences montraient moins de chevauchement. (..) (Une partie des téléspectateurs) constituait une «audience des actualités par défaut» (inadvertent news audience), regardant les nouvelles moins par intérêt que par une dépendance à la télévision. Le journal télévisé sur la plupart des marchés monopolise l'heure du souper, et les téléspectateurs n'avaient pas d'autre choix que de s'assoir devant.
Au fil du temps, certains téléspectateurs ont développé une habitude pour le journal, qui a déteint sur leurs enfants. Les journaux télévisés furent un de leur premier rituel du soir (..).
La capacité de la télévision à susciter de l'intérêt pour l'actualité par force s'est terminée dans les années 80 avec l'arrivée de la télévision par cable. (..) La télévision a perdu la possibilité de susciter de l'intérêt auprès des adultes qui préféraient un autre programme. Et sa capacité à générer de l'intérêt chez les enfants a beaucoup diminué. Moins de parents suivaient le journal télévisé, et, même quand ils le regardaient, une étude de la Kaiser Family Foundation a montré que les enfants étaient souvent dans une autre pièce à visionner un autre programme.
Ce fut un moment historique. Depuis 150 années, l'audience des nouvelles s'était élargie. (..) Mais, tandis que les abonnements au cable croissaient rapidement dans les années 80, l'audience des nouvelles a commencé à se retrécir, en commençant par les jeunes adultes. (..)
Ce qui n'est pas clair avec Internet c'est sa possibilité de créer une habitude quotidienne pour les nouvelles chez ceux qui n'en n'ont pas. Bien que, comme la télévision, Internet crée des dépendants, leur occupation est déterminée en grande partie par leurs intérêts qu'ils transportent sur le Web. Leurs goûts pré-existants et leurs besoins orientent leur navigation, processus qui tend encore à renforcer ces prédispositions. (..) Même les services d'actualité à la demande sur Internet peuvent contredire la construction d'une habitude de la lecture de la presse en ligne, car ils rompent le lien entre le rituel et l'habitude. La lecture de journaux, par exemple, est une routine matinale pour nombre d'Américains - une marche machinale jusqu'à la porte pour trouver le journal, suivie d'une ouverture tout aussi machinale à sa rubrique préférée. La recherche a montré que la mise en ligne de nouvelles est moins définie dans le temps, l'espace, et tous les éléments de routine qui renforcent, presque définissent, une habitude.
On ne saurait illustrer plus clairement le classement des médias en pentagone (voir ici), par leur rapport à l'espace-temps, y compris pour le Web. Mais le raisonnement amène en plus l'évolution historique et son ancrage dans la cellule familiale. Ajoutons que cette dernière s'est sérieusement transformée, éclatée, redéfinie ces dernières années. Alors il faut en conclure que s'il y a bien un effet d'âge avec le Web, tel que nous l'avons vu dans la première partie sur les adolescents, qui restera sans doute confiné à cette période de la vie, il y a aussi un effet de génération, dont il est difficile encore de mesurer les contours, mais qui relève d'une nouvelle modernité et dont les conséquences seront lourdes.
Parmi celles-là, il y a le dérèglement de l'horloge de l'actualité, comme nous venons de le voir, et, j'ajouterai, son rapport à l'organisation des démocraties occidentales. Cette horloge était un puissant moyen de contrôle social, dans le bon et le mauvais sens. Les tentatives que nous voyons poindre aujourd'hui pour remplacer l'horloge pourraient s'appeler traçabilité, identités numériques, graphe social, etc. mais il reste encore beaucoup de désordre.
Je reste persuadé qu'une des clés de lecture passe par une analyse en terme de redocumentarisation (voir là).
Actu du 22 août 2008
Suite à une discussion avec Narvic de Nonövision sur un de ses billets (ici), voir sa présentation du livre :
La mal info. Enquête sur des consommateurs de médias, Denis Muzet, 2006 (2007 pour l’édition de poche), L’aube poche essai, 140p. Présentation critique de Narvic (là)