Pointer du doigt ou taper sur l'épaule : économie de l'attention
Par Jean-Michel Salaun le samedi 29 décembre 2007, 03:42 - Sémio - Lien permanent
J'avais dit que je reviendrai sur la relation entre la résistance du livre et l'économie de l'attention. À première vue, les deux notions sont étrangères l'une à l'autre, l'économie de l'attention fait en effet référence à la captation de l'attention de leur audience par les médias en vue de la revendre à des annonceurs intéressés. Chacun sait qu'il n'y a pas de publicité, ou très rarement, dans les livres.
Mais on se pose rarement la question de la raison de cette absence. En réalité, il y a bien une économie de l'attention du livre, même si elle contraste fortement avec celle des autres médias de masse. Un livre captive l'attention de son lecteur qui doit s'y «plonger» pour l'apprécier. C'est comme si l'auteur pointait du doigt son texte pour le proposer au lecteur. Cette attention profonde est rare, focalisée sur le texte et donc peu monnayable car peu capitalisable et transposable. Bien sûr, il arrive souvent que l'on feuillette, consulte des livres sans s'y plonger, mais alors l'attention se partage entre plusieurs, sans pouvoir non plus se capitaliser sur un support monnayable.
Cette caractéristique est peut-être une des explications économiques fortes de la valeur d'un livre. Il n'y a pas partage de l'attention, le prix est à la hauteur de cette promesse.
Les médias traditionnels : journaux, puis radios, puis télévision, jouent une autre partition. Comme le livre, ils pointent du doigt pour forcer notre attention, pourtant en même temps, ils nous tapent sur l'épaule pour l'entretenir, la maintenir et la fragiliser. C'est ainsi qu'elle peut être capitalisée par la régularité, partagée par son ébranlement, et bien entendue revendue. Là encore, nous tenons peut être une explication de la baisse des prix pour les lecteurs, c'est aussi une baisse de la valeur de l'attention.
Avec le Web, l'économie de l'attention se cherche encore souvent, mais dans une relation qui se renverse : on nous tape sur l'épaule d'abord, pour pointer du doigt éventuellement ensuite. Autrement dit, l'attention sera continuellement fractionnée et distraite par la connectivité du réseau et les liens qu'il propose. Dès lors le principal de la capitalisation de l'attention ne se produit pas par les textes, mais par le mouvement, par la tête que l'on tourne. D'où la prospérité de ceux qui sont capables d'orienter le mouvement et le recul au contraire de ceux qui misent sur le contenu qui nécessite une attention prolongée. Pour l'internaute tout devra être gratuit, car il n'est plus capable de fixer une attention continuellement sollicitée.
Je n'ai pas mis de liens dans ce billet pour ne pas distraire l'attention du lecteur. J'espère même avoir réussi à la captiver un court instant ;-)
Commentaires
"Autrement dit, l'attention sera continuellement fractionnée et distraite par la connectivité du réseau et les liens qu'il propose."
Pas forcément d'accord. La connectivité du réseau et les liens qu'il propose peuvent aussi renforcer l'attention. D'un lien à l'autre, je peux aller plus profondément dans ma recherche ou dans ce que je cherche à savoir, finalement être plus attentif, fouiller d'une manière plus exhaustive et/ou embrasser plus de diversité pour construire mon opinion. Dis autrement, je suis très attentif sur mon agrégateur, même s'il me projette d'un lien à un autre. Est-ce papillonner d'aller d'un point à un autre ? Est-ce parce qu'on ne suit pas un seul et même auteur qu'on est moins attentif ?
Le livre de demain, dont les contenus sont scalables, reliés à d'autres, peut nous permettre d'être plus attentif, d'aller plus loin que ce qu'il nous propose aujourd'hui. Mais il destructure bien sûr certaines choses comme l'auteur ou le point de vue unique.
Inversement, le livre sait aussi nous distraire. On a tous sauté des descriptions longuettes dans un roman ou passé des passages moins bien construits ou moins intéressant dans un essai. Les auteurs savent aussi délayer, nous ennuyer, focaliser notre attention sur de fausses pistes (pour eux comme pour nous).
L'internaute serait-il moins "attentif" qu'un autre lecteur ? Pourquoi, qu'est-ce qui ferait que son attention est moindre ? Finalement, quand on regarde bien des blogs, on se rend compte au contraire que cette veille souvent focalisée sur un thème particulier (qui va de la construction des maisons en paille au dégazage des bâteaux), participe à construire un réflexion de fond et dans la durée (avec des accumulations argumentatives souvent intéressantes). En recadrant finalement sur le sujet (plutôt que sur l'auteur), l'attention ne se porte-t-elle finalement pas mieux ?
Ce ne sont que des questions.
Merci Hubert pour cette remarque judicieuse qui me permet d'approfondir et préciser ma réflexion, un peu caricaturale dans le billet, en particulier le terme distraction est ambigu et souvent fâcheusement connoté.
Tout d'abord deux précisions :
1) l'économie de l'attention ne fait pas référence à l'attention que l'on porte à un ou plusieurs documents, mais justement à l'attention qui peut être déportée, de façon orientée, sur autre chose. C'est ce décalage de l'attention qui est vendu à des annonceurs intéressés. Sans décalage, il n'y a pas de marché publicitaire possible.
2) Nous sommes dans un processus de communication où l’émetteur comme le destinataire disposent chacun d’une marge de manœuvre. L’attention du destinataire est d’abord pilotée par sa volonté, mais dans la limite des contraintes de sa situation. Celle-ci dépend de son histoire personnelle et des nombreux facteurs du dispositif particulier de communication : son lieu de lecture, la posture, les instruments dont il dispose pour modifier sa lecture, la structure du document proposé etc. Un bon exemple pour comprendre est de réfléchir la différence d’emplacement de la publicité qui accompagne ou non un film dans une salle de cinéma, à la télévision (et même les subtiles variations des coupures ou non selon le nombre de chaînes en concurrence) ou encore sur un Dvd.
Maintenant revenons aux questions, je les prends dans l’ordre de leur formulation :
Lorsque je navigue à partir de mon agrégateur, je suis dans la position du lecteur devant sa bibliothèque personnelle, mon attention dépendra de mon activité du moment. Elle peut être très soutenue, si par exemple je fais une recherche précise ou encore désire balayer l’ensemble d’une question ou très volatile. Mais, j’ai réuni moi-même les livres ou les signets, il est difficile d’y introduire un élément (publicité) hors de ma volonté pour déporter au profit d’un tiers mon attention.
Tout dépend par ce que l’on appelle livre « scalable ». S’il s’agit d’un dossier dont les éléments sont reliés par un réseau de connexions. Il s’agit d’un dispositif, différent mais à mon avis pas très éloigné, du livre, une œuvre, collective ou non. Et la problématique de l’attention sera la même, mais plus complexe car déportée sur un autre dispositif sans doute plus difficile à maîtriser et moins familier pour le lecteur. S’il s’agit d’une proposition plus ouverte, alors immanquablement se pose vivement la question de l’attention, puisqu’à tout moment l’internaute est susceptible d’échapper au dispositif. Il faudrait une œuvre très forte pour le retenir (c’est sans doute possible, mais rare et heureusement rare, sinon nous risquerions d’y perdre notre liberté). Il faut alors imaginer un processus global, un média tout simplement.
Qu’un auteur ne sache pas retenir notre attention marque souvent simplement la faiblesse de son écriture. Ceci dit, sauter des passages d’un livre, n’est pas nécessairement la marque d’un manque d’attention, cela peut au contraire signifier vouloir atteindre plus vite notre objectif de lecture.
Difficile de savoir si l’internaute est plus ou moins attentif. Mais l’objet de mon billet visait à montrer que dans le cadre du Web, la liberté rendue à l’internaute par rapport aux médias classiques (radio, presse, télévision) déportait la question. C’est un peu la même problématique que celle de la longue traîne. L’attention des internautes est éclatée et changeante. Si l’on souhaite la capter, on ne peut plus le faire à partir de quelques émetteurs dominants qui l’orientent dans une direction précise, mais il est maintenant possible de l’agréger à partir des outils qui justement la réorientent continuellement.
Maintenant, j’ai escamoté d’autres questions vives, sur lesquelles je n‘ai pas d’avis bien arrêté : quelles sont les conséquences de cet éclatement sur nos facultés de concentration et sur notre relation au savoir ou encore quelles sont celles d’un financement paradoxal des médias par le décalage de l’attention ? Je crois qu’il y a à la fois du bon et du mauvais, mais suis bien incapable de faire la part des choses.
Voir aussi le billet sur le même sujet de Virginie Clayssen : www.archicampus.net..
Trois remarques :
1/ Le livre n’est pas un champs uniforme et il faudrait systématiquement différencier le livre de fiction du livre de documentation qui sont à mon point de vue appelés à diverger quant au modèle d’attention qu’ils sollicitent.
Une autre dimension de l’attention est celle liée à la temporalité de la lecture. Lorsque que l’on commence un livre on sait que l’on entre dans un temps long, même s’il peut être découpé en tranches. Cet engagement engendre une résistance à la distraction, distraction qui sera perçue comme un dérangement car ce type de processus de lecture nécessite en général une implication cognitive et/ou émotionnelle forte.
A contrario, la consultation des médias est rythmée par un temps court, et de plus en plus court si l’on en croit le raccourcissement des formats des médias TV ces dernières décennies, et la tendance à la disparition des articles de fonds dans la presse écrite, suite à la pression des formats courts dans la presse gratuite. Dans cette modalité, le changement de l’attention est en quelque sorte pré-programmée. Les digital natives le démontrent, quand ils suivent simultanément une émission de TV et chattant avec leurs amis et en hésitant pas à entrecouper le tout d’appels sur leur téléphone portable. On comprend qu’ils aient quelques peine à suivre un cours ex cathedra de deux heures. De fait, même pour les autres, l’interruption d’une séquences courtes est acceptable et acceptée, ce qui rend l’insinuation publicitaire efficace et rentable.
En ce qui concerne le web media, la temporalité est plus complexe et plus confuse. C’est sur le même écran et au même poste de travail que je vais consulter mes fils RSS (= séquence de lecture courte en mode zapping) et lire un rapport de fond en l’annotant ou développant une synthèse, ce qui peut me prendre une demi-journée de travail (= séquence de lecture longue, en mode analyse).
Je peux décider de réserver mon temps à l’une ou l’autre des ces modalités mais force est de constater que ma messagerie est ouverte en arrière fond en permanence et qu’un billet de Jean-Michel me demande chaque fois une décision (je répond tout de suite ou je me donne le temps de la réflexion et/ou de finir ce que je faisais). La manière dont cet arbitrage personnel au poste de travail a lieu demanderait des études de comportement avec eye-tracking sur une longue période pour déterminer quelle modalité d’attention se succède chez nos contemporains en situation.
2/ Les remarques de H. Guillaud appellent un autre commentaire sur la modalité de lecture et renvoie également à l’organisation sous-jacente des liens hypertexte. On cite régulièrement Vannevar Bush et Ted Nelson comme les pères, respectivement du concept et du prototype pratique de l’hyperlien, mais il n’y a, à ma connaissance (j’avoue ne pas avoir creusé), peu de réflexions sur la nature logique de l’hyperlien et de son usage. Par exemple, selon le type de document que je lis, je vais privilégier un saut immédiat vers les liens ou, au contraire, effectuer une lecture continue pour, ensuite, consulter les quelques liens qui font sens pour ma lecture actuelle. On peut voir une forme de choix d’organisation du même ordre dans une récente politique de Wikipédia, qui détermine que les liens au sein du texte des articles doivent pointer vers d’autres articles de l’encyclopédie, alors que les liens externes doivent être regroupés dans des chapitres ad-hoc à la fin de l’article. Cette politique est justifiable dans le cadre de l’encyclopédie (texte relativement court) mais ne peut fonctionner à l’identique dans le cadre d’un texte long.
On peut y voir deux modalités de lecture (il y en a peut-être plus…)
- Le survol, en temps court, dont la finalité est le recueil d’une ou deux informations, voire de données (le numéro de téléphone d’une personne que je veux contacter, par exemple), avec le recours à des processus de type réflexe (oui/non).
- L’analyse, en temps long, dont la finalité est la structuration de la pensée et/ou la mémorisation, avec des processus de type annotation, itération, retour en arrière.
3/ Quant à la capacité d’un auteur à retenir notre attention, je différencierais la lecture loisirs de la lecture documentaire (cf. ma première remarque). En littérature c’est effectivement la qualité de l’auteur qui fait la différence. Dans le domaine documentaire il s’ajoute une dimension d’adéquation avec le processus engagé par le lecteur. Le contenu peut être fort bien écrit et compréhensible mais non pertinent par rapport à l’attente actuelle du lecteur, qui zapera.
Merci Jean-Daniel pour tes remarques et bonne année.
Je suis d'accord avec l'ensemble, mon billet est très simplificateur.
Tes remarques renvoient principalement je crois à la notion de « contrat de lecture » (dont Claire Bélisle avait même fait le titre d'une étude sur le prêt de e-books en bibliothèque, voir ici ses travaux : lire.ish-lyon.cnrs.fr/spi... ), c'est à dire qu'il s'institue un contrat tacite entre d'un coté l'auteur-éditeur et de l'autre le lecteur, qui se matérialise dans la forme du document donnant les indices nécessaires à sa lecture efficace. Cette notion doit être mise en relation en effet avec l'attention, c'est bien elle qui est sollicitée. Son intérêt est notamment de montrer qu'il y a deux parties dans le contrat qui sont libres de l'interpréter à leur guise.
Je pense que ta remarque sur le temps, ou la promesse du temps est très juste. C'est bien en effet une façon de gérer différemment selon les médias ce contrat de lecture.
Mon propos visait avant tout l'économie de l'attention, c'est à dire son marché. L'attention que l'on capte pour la détourner sur un message publicitaire. Ici, l'objectif est de rompre, ou au moins de pervertir le contrat. Il faut ébranler l'attention sans la perdre.