J’ai participé à une intéressante journée d’études sur l’économie et le droit des moteurs de recherche organisée à la Sorbonne dans le cadre de la Chaire de recherche « Innovation & Régulation des services numériques » (voir ici pour le programme). Je n'entrerai pas dans l'ensemble du contenu, il devrait être accessible sur le site prochainement. Ce fut fort riche et j'y ai beaucoup appris. Je voudrais juste relever une impression générale.

Cette journée a montré de façon éclatante combien l'époque que nous vivons peut se lire comme un choc, une confrontation, entre un nouveau monde qui se cherche, audacieux parfois jusqu'à l'arrogance et l'inconscience, et un vieux monde qui l'observe, sage mais parfois jusqu'à la frilosité et l'aveuglement. Cette confrontation a été illustrée par plusieurs des thèmes développés, par la structure des analyses, et jusque dans les postures, l'habillement, on pourrait dire l'éthologie de la recherche.

Commençons par cette dernière dimension. Il y eut en effet dans la journée un moment magnifique quand le responsable des affaires juridiques de Google, Peter Fleisher, est intervenu. Je n'ai malheureusement pas le talent littéraire pour une description fidèle et personne n'a filmé la scène. Son propos du jour n’a aucune importance, nous n’avons rien appris. Tout était dans la posture, l’attitude, la sienne d’abord, prenant littéralement le pouvoir et la direction des évènements au détriment du président de séance quelque peu dépassé et muselé. L'attitude de la salle, la nôtre donc, harcelant l’impudent, puis s'indignant une fois qu'il l'eut quittée, était tout aussi révélatrice. On aurait dit l'arrivée d'un jeune mâle dans une vieille horde et Pascal Picq en aurait fait ses délices (wkp).

On se fera une petite idée du choc en comparant le sommet de classissisme de la salle de la Sorbonne où se déroulait la journée avec le portrait du représentant de Google figurant sur la page d'accueil de son blogue (ici, incidemment les vidéos du blogue par contre valent vraiment le visionnement).

flickr-chanzi

Mais au delà de ce folklore dont, j'espère, on me pardonnera la relation impertinente, la confrontation des anciens et des modernes était aussi perceptible dans la différence entre les points de vue juridiques sur les données privées d'un côté et de l'autre de l'Atlantique. D'un côté mon collègue de l'université de Montréal, Pierre Trudel, insistait sur l'autodiscipline, la nécessité de préserver la transparence et la possibilité d'accès aux informations, trop d'encadrement risquant d'être « liberticide ». De l'autre, le représentant français de la CNIL rendait compte de l'avis unanime du groupe de travail des 29 membres de l'Union européenne sur les problèmes posés par la collecte des données privées par les moteurs de recherche.

Opinion on data protection issues related to search engines, 00737/EN WP 148, adopté le 4 Avril 2008. Pdf

Un certain nombre de propositions sont faites dans ce document, dont celle, centrale, d'obliger les moteurs à ne garder pas plus de 6 mois les données privées collectées. La vieille Europe, qui dans son histoire a pu mesurer le danger de l'utilisation par des États totalitaires de listes permettant de classer les personnes, n'a à l'évidence pas eu beaucoup de mal à se mettre d'accord sur ce document de 29 pages. L'Amérique du nord, qui développe des industries fondées sur la traçabilité des comportements, souligne au contraire les déplacements qui s'opèrent dans la notion de vie privée et insiste l'inéluctabilité de la publicisation d'une part plus large de ce qu'on appelle encore aujourd'hui la vie privée et donc sur l'évolution des comportements et des mentalités.

Autre illustration de la confrontation entre nouveau et vieux monde ; la nécessité soulignée par les intervenants à la table ronde sur les bibliothèques d'un repositionnement radical face aux moteurs qui reprennent leurs fonctions et même leur structure en l'industrialisant. Alain Giffard parle ainsi d'« industrie de la lecture ».

Giffard Alain, Lectures industrielles, 10 sept 2007. ici

Bien des évènements du numérique peuvent se lire au travers de cette dialectique entre deux mondes. Il n'est pas surprenant que les anciens se rebiffent devant les insolences des nouveaux et qu'inversement ces derniers s'impatientent des frilosités des premiers. L'idéal serait de pouvoir allier l'audace et la sagesse, en effaçant l'ignorance et la sclérose. En attendant, il y a eu au moins un point d'accord unanime dans la journée : l'urgence de mettre en place une vigoureuse action éducative pour que la génération qui vit l'émergence d'un nouveau média n'en subisse pas à terme les dangers d'une utilisation imprudente du fait de son incapacité à l'oubli.