Les origines libertariennes de Facebook
Par Jean-Michel Salaun le lundi 11 octobre 2010, 23:11 - Web 2.0 - Lien permanent
En ces temps où on veut toujours nous faire croire que les débuts de l'internet étaient seulement portés par une idéologie californienne libératrice (ici), il est salutaire de lire ou relire l'article de Tom Hodgkinson sur Facebook. Prémonitoire et on ne peut plus d'actualité près de deux ans plus tard, soit une éternité à l'échelle temporelle du web :
Tom Hodgkinson, “With friends like these ...,” The Guardian, Janvier 14, 2008, ici, traduit en français là par Noslibertés (la toute dernière partie n'est pas traduite. L'auteur y suggère simplement de remplacer le mot Facebook par Big Brother dans l'énoncé de la politique de la firme sur la vie privée. L'effet est saisissant au sens propre !). Repéré par l'Encyclopédie de l'Agora (là)
Extraits :
Facebook est un projet bien établi, et les personnes derrière le financement, sont un groupe de spécialistes du capital-risque de la Silicon Valley, qui ont clairement pensé l'idéologie qu'elles souhaitent diffuser dans le monde entier. (..)
Bien que le projet ait été au départ conçu par le très médiatisé Mark Zuckerberg, le vrai dirigeant derrière Facebook est le philosophe Peter Thiel, spécialiste du capital-risque et futurologue de la Silicon Valley, âgé de 40 ans. Il y a seulement trois membres du conseil de direction sur Facebook : Peter Thiel, Mark Zuckerberg et Jim Breyer, appartenant au groupe de capitalrisque Accel Partners.(..)
Mais Thiel est plus qu'un capitaliste intelligent et avare. C'est un philosophe du futur et un activiste des néoconservateurs. Il est diplômé de philosophie à Stanford, en 1998 il coécrit un livre appelé "Le mythe de la diversité", qui est une attaque détaillée sur l'idéologie multiculturelle qui domine Stanford. Il estime que le multiculturalisme a conduit à une diminution des libertés individuelles. Alors qu'il était étudiant à Stanford, Thiel fondait un journal de droite, encore en service actuellement, appelé "Que la lumière soit". Thiel est un membre de TheVanguard.Org, un groupe de pression néoconservateur sur Internet, qui a été créé pour attaquer MoveOn.org, un groupe de pression de gauche qui travaille sur le Web. (..)
L'Internet fait immensément appel aux néoconservateurs tels que Thiel, parce qu'il promet une certaine forme de liberté dans des relations humaines et dans les affaires : absence de droits nationaux embêtants, suppression des frontières, etc. L'Internet est le cheval de Troyes du libre-échange et de l'expansion du laissez faire. Peter Thiel semble également soutenir les paradis fiscaux en mer, et réclame que 40 % de la richesse du monde réside dans les endroits tels que Vanuatu, les Îles Cayman, Monaco et les Barbade. Je pense qu'il est réaliste d'indiquer que Thiel, comme Rupert Murdoch, est contre l'impôt et les taxes. Il aime également la mondialisation de la culture numérique parce qu'elle rend les banquiers mondiaux difficiles à attaquer. «Vous ne pouvez pas avoir une révolution des ouvriers contre une banque, si la banque est domiciliée au Vanuatu, » estime t-il... (..)
Ainsi, Peter Thiel essaye de détruire le monde réel, qu'il appelle aussi « nature », pour le remplacer par un monde virtuel, et c'est dans ce contexte que nous devons regarder le succès de Facebook. Facebook est une expérience délibérée dans la manipulation globale, et Peter Thiel est une lumière pleine de promesse pour les néoconservateurs, avec un penchant pour les folies utopiques de la technologie. Pas vraiment quelqu'un que je souhaite aider à devenir riche pour ses projets...(..)
Bien sûr, il a un côté excessif dans la dénonciation, naïf dans la nostalgie et quelque peu ignorant du travail des ingénieurs et de la complexité des rouages économiques, mais il remet pas mal de pendules à l'heure et cela nous change des propos lénifiants habituels.
21-08-2012
« Transcript: Schmidt and Thiel smackdown - Fortune Tech ».
Commentaires
Libératrice ? Il me semble que Dominique Cardon, au contraire, montre bien l'ambiguité entre libérale et libertaire qui caractérise l'internet des origines.
Dont acte, D. Cardon paye un peu pour le discours dominant de la toile sur elle-même. C'est vrai.. en partie.
J'ai été d'abord agacé par l'affirmation rapide dans l'itw : «Or il y avait deux courants différents dans les mouvements de jeunesse californiens : la branche contestatrice voulait changer la politique (elle manifestait contre la guerre au Vietnam, pour le droit des noirs et des femmes) ; l’autre branche pensait qu’on ne pouvait pas changer le système politique sans commencer par se changer soi-même en pratiquant d’autres formes de vie, ce qui donnera lieu à la vague des communautés hippies. » d'autant que D. Cardon ne cite même pas P. Flichy, ancien responsable du service socio de FT, qui a écrit en 2001 un livre éclairant sur cette question. http://www.editionsladecouverte.fr/...
Il est vrai qu'ensuite il signale l'ambiguïté libertarienne.. pour immédiatement la minimiser en indiquant : «il y a tellement d’externalités positives dans cet espace que le marché n’y survivrait pas très longtemps s’il n’était constamment borduré par des logiques d’échanges et de symbolisation qui se laissent difficilement enfermées dans le calcul des intérêts.» Le pb est qu'il a une vision simpliste de ce qu'est un marché. En particulier, il ne semble pas percevoir la notion de marché bi-face.
La difficulté pour les observateurs, chercheurs, analystes, journalistes (et je me mets dans le lot) est de se départir de leurs a priori sur l'objet pour en percevoir lucidement les logiques alors que l'on baigne dedans et que nolens volens on y est un acteur.