Le paradoxe de Roger
Par Jean-Michel Salaun le mercredi 14 juin 2006, 01:32 - Sémio - Lien permanent
Pour faire branché aujourd'hui, il faut dire que le Web 2.0 est une «conversation». On signifie par là qu'il ne s'agit plus d'un média de masse comme les journaux ou la radio-télévision où un émetteur s'adresse à une multitude de récepteurs passifs, mais de systèmes permettant une participation active simple des lecteurs.
On oublie, alors, que les médias de masse à leur origine étaient des «lettres» ou des «émetteurs-récepteurs» et qu'inversement nombreux sont les symptômes d'une reconstitution de gatekeepers au sein du dit Web 2.0 dans une évolution comparable de la communication flottante.
Mais, il me semble que l'essentiel est ailleurs, il y a bien une différence radicale avec la période précédente qui pourrait s'énoncer comme un paradoxe, appelons-le «le paradoxe de Roger», car il m'a été inspiré par le Roger 3 et les discussions sur la liste du RTP-DOC :
Le Web favorise conjointement deux mouvements opposés : le développement d'échanges spontanés (conversations) et leur fixation sur un support public, pérenne et documenté.
Autrement dit, le Web transforme automatiquement ce qui relevait de l'intime et de l'éphémère en document ou proto-document. Ainsi la rupture platonicienne entre la parole et l'écrit, qui avait déjà été passablement assouplie par l'enregistrement du son et le téléphone, est une nouvelle fois déplacée.
Il me semble que ce paradoxe éclaire, avec celui de Muet-Curien (v.p.37), bien des développements actuels et des hésitations dans les analyses et stratégies.
Commentaires
Sans avoir relu ni re-relu Phèdre, il me semble quand-même que le propos du brave Socrate dans le récit de Platon est souvent tordu. Le souvenir que j'en ai, remonte à ma seule année de philo, celle du bac. Je réclame donc un peu d'indulgence...
Si mes souvenirs sont bons, Socrate ne critiquait pas l'écriture comme technologie d'inscription, prothèse de la mémoire (comme dirait Serres) mais parce qu'elle mettait à distance les acteurs de la pensée et empêchait leur communication directe.
Ce que Socrate critiquait, selon moi, c'est le mode de communication asynchrone (vs synchrone) comme on dirait aujourd'hui, bien plus que la technologie de l'inscription comme support de ma mémoire - hypomnemata.
À l'époque de Socrate, cette critique de la communication asynchrone ne pouvait concerner QUE l'écriture -- avec une circonstance agravante : à cette époque, le codex n'était pas encore inventé et la lecture des textes écrits ne pouvait être que 'séquentielle' et non en accès direct !
Aujourd'hui, c'est la même question du synchrone / asynchrone qui prédomine, à mon sens, dans les nouveaux médias en ligne. Mais la forme de l'inscription asynchrone n'est pas réduite à l'écriture, comme du temps de Socrate. Elle concerne tout aussi bien les autres formes d'inscriptions (cf évolution radio / podcast) et les surtout les inscriptions composites qui curieusement remettent l'écriture au centre du jeu.
Pierre. Le texte de Phèdre est en lien dans le billet (merci à M. Roland). Que sa lecture en soit anachronique est le fait de tous les textes philosophiques anciens, cela n'enlève rien à leur universalité potentielle. En l'occurence, il me parait d'une grande modernité. Par définition, la mémoire est une communication asynchrone. Et la question de l'interaction est vive aujourd'hui. Que sommes-nous en train de faire ? ;-)
Non, le discours de Socrate n'a rien d'anachronique, pour peu qu'on ne lui fasse pas dire ce qu'il ne dit pas -- le court extrait de M. Roland, je l'avais re-relu. Quand on replace le texte de Platon dans le contexte des moyens de communication de son époque, on ne peut y voir une opposition simpliste entre l'écriture et la parole.
Et il est certain que si Socrate avait pu disserter sur le téléphone et l'enregistrement sonore dans son discours avec Phèdre, il n'aurait mis les deux dans le même panier mais là, c'est moi qui suis totalement anachronique...
Je me serais contenté de l'entendre parler de la forme révolutionnaire du codex, quelques siècles plus tard, ou de l'invention des formes classiques de tabulation de l'écrit, quelques siècles après. La mise en page par cahier, les sommaires et les index, participaient déjà à des formes inédites d'emboitement du discours et de la pensée, avec l'écriture.
De ce point de vue, les questions posées par les projets industriels d'indexation généralisée du patrimoine imprimé me semblent au moins aussi intéressantes que la glose ambiante sur le Web 2.0.