Vers des archithécaires
Par Jean-Michel Salaun le mercredi 16 août 2006, 12:11 - Bibliothèques - Lien permanent
Même si, bien sûr, les bibliothèques traditionnelles gardent toute leur justification pour les documents traditionnels, les changements induits par le document numérique sont radicaux et profonds pour les professionnels de la documentation. Dès lors, décalquer le modèle traditionnel sur l’environnement numérique serait vain.
Pour autant, à l’instar de C. Lagoze et ses collègues (fr, eng), je crois que dans l’un et l’autre environnement, les bibliothèques sont des lieux où des personnes se rencontrent pour accéder à un savoir qu’ils partagent et qu’ils échangent. Les ressources que les bibliothèques sélectionnent et les services qu’elles offrent devraient refléter l’identité des communautés qu’elles servent. Mieux, j’affirme que c’est le fondement de leur économie. La justification du budget d’une bibliothèque est d’être au service de la communauté qui lui alloue son financement, par l’accès aux documents et aux informations qui fondent et enrichissent l’identité de celle-ci.
Les collections numériques mises en ligne par les bibliothèques le plus souvent inversent le sens traditionnel de la diffusion documentaire. Dans l’université, par exemple, la bibliothèque traditionnelle réunit des documents trouvés à l’extérieur pour les proposer à la communauté, tandis que la bibliothèque numérique, notamment par les dépôts institutionnels, récolte des documents produits par la communauté pour les proposer à l’extérieur. En réalité la bibliothèque agit comme une archive publique, c’est d’ailleurs le terme consacré : « archives ouvertes ».
Clifford Lynch ou encore Carl Lagoze proposent de ne pas s’en tenir à la collecte des simples articles, mais de l’élargir à toutes sortes d’objets numériques, y compris des bases de données, qu’il faudra rendre interopérables ouvrant largement la voie à l’e-science et à la possibilité de traitement de toutes sortes. Qu’est-ce donc sinon construire un système d’archivage pour la production scientifique et d’y appliquer une logique de Web sémantique ?
Tous ces éléments justifient l’affirmation d’un recoupement ou d’une fusion entre les savoirs bibliothéconomiques et archivistiques dans le domaine numérique. Les Français ont souvent une image d’une archivistique réduite aux documents patrimoniaux ou historiques. La conception est bien différente au Canada, pays plus jeune et dont les archives sont par force moins nombreuses. Ainsi déjà les institutions nationales de bibliothèque et d’archives ont fusionné au Canada et au Québec, préfigurant l’évolution des métiers.
Pour l’illustrer l’ampleur du changement, il serait peut-être temps d’adapter notre vocabulaire. Le terme de bibliothèque numérique me paraît inadéquat pour rendre compte du repositionnement nécessaire. Il est à la fois trop étroit, faisant référence au modèle traditionnel qui n’est plus d’actualité, et trop large car couramment utilisé comme une simple métaphore du Web tout entier.
Je proposerais volontiers le néologisme d’ « archithécaire ». Il commence comme archiviste et finit comme bibliothécaire, illustrant la fusion des métiers dans le numérique. Il renvoie à une archi-thèque, c'est-à-dire, bien au-delà d’une bibliothèque par les items concernés et par ses outils, mais reste défini sur un lieu, représentant une communauté. Enfin l’homophonie avec architecte est bienvenue.
Commentaires
Etymologiquement, si la bibliothèque est le lieu où l'on conserve les livres, l'archive est le lieu où l'on conserve les documents officiels et où l'on empile, à défaut de la classer, la mémoire du passé. Mais peut-être le sens de ces mots a-t-il été façonné différemment outre-Atlantique, via leurs anglicismes ?
Si l'on se limite aux seules bibliothèques universitaires, n'ont-elles pas toujours été de formidables 'archives ouvertes' via le dépôt local des thèses, via leurs catalogues partagés et l'exploit postal des prêts dits 'inter-bibliothèques', un fameux protocole de communication né bien avant HTTP...
Concernant les publications scientifiques et les logiques de diffusion du savoir, il me semble qu'on assiste à une redistribution des cartes entre les les logiques géographiques portées par les Presses universitaires et les logiques de spécialité portées par le Web. Le défi majeur me semble se situer plutôt de ce côté-là mais peut-être me trompé-je ? Les presses universitaires seraient-elles déjà mortes et enterrées ?
Etudiante en France, j'ai participé à un projet d'intégration des documents numériques dans la base de données de la Cinémathèque Royale de Belgique. Les cinémathèques sont des lieux à la croisée des chemins qui mènent aux archives, aux bibliothèques, et aux centres de documentation... autant de disciplines qui sont cloisonnées et ne regardent qu'en étant contraintes les pratiques des autres.
Une évolution du vocabulaire qui mènerait à celle des disciplines, on se plaît à y croire...
A première vue la proposition est séduisante, le terme sonne bien, il pourrait être anglicisé en archibrarian sans problème. Au deuxième regard… tout se complique, et divers obstacles, tant étymologiques que sémantiques se dressent. Voyons voir.
La critique étymologique
La compression proposée cache l’archives derrière « l’archi ». Dans la compréhension commune, celui-ci renvoie au plus, au supérieur. Dans ce sens, il sera interprété comme le « super-thécaire ». L’idée n’est pas déplaisante, qui renvoie à un thécaire de niveau conceptuel supérieur, mais le thécaire… qu’est-ce ?
La « thèque » de la bibliothèque renvoie étymologiquement au rayonnage ou l’on range « physiquement » les livres. J’utilise le terme rayonnage à dessein, plutôt que celui de tablette ou d’étagère, car il renvoie à rayon, qui lui-même est connoté comme un champs de la connaissance (exprimé populairement par « j’en connais un rayon »). Cela renvoie à un usage de la métaphore spatiale du savoir couramment utilisée dans les mnémotechniques (voir l’armoire mentale de Napoléon) et dont un des dernier avatar est la répartition des livres selon la CDU dans les bibliothèques en libre accès.
Tous les néologismes en X-othèques combinent un support (vidéo, disque, etc.) auquel on accole le thèque du rangement. Il y a donc cohérence entre une spécificité du support et le fait qu’on le range, que l’on l’ordonne. L’état numérique annule la nécessité d’un traitement spécifique par type de support puisque la numérisation semble libérer de cette spécificité. Cependant, l’exception étymologique qu’est la cinémathèque nous fait suivre une autre piste, qui est celle de la spécificité de l’usage plutôt que celle du support. Or la numérisation, si elle uniformise le support (l’unimédia) ne supprime pas la spécificité de la fonction. Ce qui revoie à la critique sémantique ci-dessous.
Le thécaire serait donc « le rangeur ». Au sens purement physique, cela ressort du subalterne et n’est pas très gratifiant. Cependant, dès les débuts de la théorisation de l’information documentaire, les pères fondateur (Dewey, Otlet, etc.) ont insistés sur le rangement « logique » des objets documentaires. La classification de Dewey et la CDU reposent sur le présupposé que la connaissance est structurable de manière relativement stable. L’expérience et plus récemment Google semble nous montrer le contraire. L’architécaire serait donc le « super-rangeur », on est pas loin du Grand Architecte de l’Univers…..ou de la bibliothèque de Babel !
Ex cursus
Je discute de l’usage des termes de cybarchiviste et de cyberthécaire dans un travail de diplôme en archivistique (prochainement disponible sur ArchiveSIC) et le préfixe cyber (pilote) me paraît plus approprié à la mutation en cour actuellement, dans le sens de la maîtrise de la navigation sur les réseaux, alors que le préfixe archi renvoie à la construction « en dur » , mais l’usage de cyber maintien la différenciation des deux métiers.
La critique sémantique (conceptuelle)
Bien sur, les deux métiers/fonctions se rapprochent de par la fusion des supports en un seul unimédia numérique accessible en tout temps et en tous lieux (quoique : voir les revendications africaines au dernier sommet mondial de l’information). Cependant, si la forme converge, le fond reste dissemblable. Des documents sous forme de bits peuvent prendre des sens différents et par conséquent nécessiter des traitements différents (et les compétences qui les sous-tendent) selon leur dimension :
- d’information (factuelle)
- de validation (autorité de la source)
- de validité dans la durée
- d’unicité
Je reprend chacun de ces points par rapport à la mutation numérique :
Il n’y a effectivement pas de différence de la valeur d’information entre un texte numérique et une archive numérique, ce qu’on y cherche c’est des données. On peut cependant déjà discuter sur les métadonnées associées (contexte) qui seront différentes, mais qui pour moi ressortent des points suivants.
La validation pose déjà une frontière entre le document édité et l’unica archivistique. Dans l’édition, c’est l’éditeur (sa réputation) ou les comités de lecture (peer-review des périodiques scientifiques) qui fondent la validité du contenu (ou de sa valeur, quoique les termes ne soient pas synonyme et mériterait un développement). Dans l’archives, c’est l’autorité extrinsèque du producteur (administration ou partie d’un contrat) qui valide la donnée. Ces validités ressortent de fonctions différentes, dans l’édition (scientifique) c’est la véracité qui visée, dans l’archives c’est la force légale (l’autorité, la valeur de preuve) qui est recherchée.
On retrouve cette même différenciation par rapport à la temporalité. Une vérité scientifique (éditée) est faite pour être dépassée par des recherches ultérieures. Un acte de droit émis à titre public et/ou privé peut demeurer valide sur des périodes beaucoup plus vaste (que l’on pense par exemple au cadastre ou à l’état-civil). Cette différence de temporalité fonde un savoir faire différents par rapport à la gestion et la conservation des données numériques.
Le numérique détruit la notion d’unica,, en tout cas en ce qui concerne les documents nés numériques, puisqu’il autorise une copie sans perte. Mais dans un même temps, cette facilité de copie renvoie à une démultiplication du risque de falsification. Cela engendre donc une nécessité de constituer des systèmes/dépôts offrant la garantie que les documents numériques seront conservés sans altération, ce qui est une fonction typiquement archivistique. A contrario, la possibilité de modification itérative de Wikipédia montre que le savoir en constitution peut (pourrait ?) se passer d’une telle garantie (j’entends cependant déjà hurler les historiens des sciences pour qui toute épistémologie deviendrait caduque si cet usage devait se généraliser).
En conclusion, si les archives et les bibliothèques nationales tendent à la fusion (au-delà des considérations politico-économiques sous-jacentes) ce n’est pas parce que leur métier convergent mais plutôt parce que leur clientèle converge, et souhaite par là même un guichet unique, qui pourrait être complètement virtuel à terme (n’oublions pas cependant qu’un des principal rôle des salles de lecture consiste à assurer la reproduction des élites étudiantes par la rencontre de spécimen du sexe opposé). Elles ont en principe par ailleurs la même fonction patrimoniale.
En Suisse, où depuis 1998 les formations de l’information documentaire ont fusionnés (petitesse oblige) en formant des assistants en information documentaire et des spécialistes en information documentaire, le débats sur ces spécificités trouve sa tribune dans la révision législative en cours, qui tente de lister des compétences. Outre le fait que les dénominations ci-dessus manquent clarté tant auprès du public que des employeurs, sur le fond, les points cardinaux de l’opposition entre les deux domaines semble se cristalliser entre les fonctions contradictoire de « communiquer » et de « conserver ».
Je vois cette contradiction non comme une opposition irréductible mais plutôt comme les deux plateaux d’une balance qui, selon les circonstances historiques et technologiques prennent plus ou moins de poids. Dans les archives d’avant le numérique, la préservation tend à prédominer sur la communication, car la communication dégrade le document. Avec la numérisation, l’accès virtuel augmente la possibilité de communication sans dégrader le document original et permet (théoriquement) un rééquilibrage au profit de la communication. Dans la bibliothèque d’avant le numérique c’est la communication qui prédomine. L’insécurité engendrée par l’édition numérique fait que les bibliothèques (pour le moins celles à fonctions patrimoniales) se trouvent devoir se préoccuper de la pérennité à long terme du document numérique édité. Cette convergence de la préoccupation technologique ne doit pas occulter la différence fonctionnelle : la bibliothèque conserve en vue de la progression du savoir, l’archives conserve en vue de l’administration de la preuve (le savoir historique sous-jacent n’en est que dérivé).
Je pense qu’un débat préalable doit avoir lieu. Cherche t’on à définir des compétences, qui semblent être de plus en plus être communes, et à ce niveau là « l’information scientist » me satisfait mais n’a pas d’équivalent francophone, ou cherche t’on à définir une fonction professionnelle, et dans ce cadre la différence de fonction entre le livre (ou son successeur) et l’archive subsistera dans les faits et par conséquent dans le langage.
Voilà, c’est bien long, mais cela le méritait je crois.
Merci pour ces commentaires denses qui nous permettent d'avancer.
Voici quelques autres références intéressantes qui confrontent les métiers documentaires :
Documentation: Analyzing and Recording Information (in Data standards and Guidelines du musée Paul Getty)
www.getty.edu/research/co...
(repéré par Descripteurs : dossierdoc.typepad.com/de... )
De mon côté, j'ai essayé d'avancer sur la notion d'archithèque :
grds04.ebsi.umontreal.ca/...