Le collectionneur, l'assureur et le médiateur
Par Jean-Michel Salaun le mercredi 26 septembre 2007, 07:41 - Bibliothèques - Lien permanent
Un entretien d'un historien du livre J-Y Mollier publié par la revue française Télérama (n° 3006 - 25 Août 2007, Html) a beaucoup été commenté sur les biblioblogues et surtout sur la liste Biblio-fr (archives de la liste). Le point qui a cristallisé le débat et agacé nombre de bibliothécaires est l'inquiétude de l'historien face au « désherbage » (élagage en bon québécois, c'est à dire l'élimination des documents les moins demandés afin de faciliter la gestion des collections). Sans revenir précisément sur les arguments, je voudrais faire ici remarquer que souvent les incompréhensions viennent de confusions sur la notion de collection et de document, qui peuvent s'éclairer par un point de vue plus économique.
Trois valeurs différentes, au moins, d'une collection se croisent dans les arguments que j'ai pu lire. Elles méritent d'être distinguées : une valeur de collectionneur, une valeur d'assurance et une valeur de médiateur. Ceux qui suivent ce blogue y retrouveront les trois dimensions du document (forme/texte/médium, voir ce billet).
Le collectionneur
Pour un historien du livre, le livre est d'abord un objet, un monument plus qu'un document pourrait-on dire. Le livre doit être conservé parce qu'il existe tout simplement. C'est à l'évidence la valeur prônée par J.-Y. Mollier. C'est nécessairement la valeur qui justifie les bibliothèques à vocation patrimoniale.
Mais c'est aussi celle du collectionneur dont il ne faut pas négliger l'importance dans l'histoire des bibliothèques. Le collectionneur garde des objets auxquels il accorde une valeur affective. Bien des collectionneurs ont dans l'histoire été l'instrument du sauvetage de patrimoines documentaires importants. Nombre d'entre eux ont participé à l'enrichissement des bibliothèques. Aujourd'hui encore, les collectionneurs jouent un rôle non négligeable. Il serait peu responsable de croire que le patrimoine ne perdure que par une action administrative planifiée. Les initiatives individuelles y jouent un grand rôle.
L'économie du collectionneur est spéculative. Il garde parce que, à tort ou à raison, il pense que les objets conservés vont gagner en valeur en vieillissant, mais c'est un pari. C'est le même modèle que celui du marché de l'Art, même si évidemment nombre de collectionneurs n'ont pas de motivation mercantile.
Dans cette perspective, les bibliothèques qui n'ont pas vocation patrimoniale n'auraient pas de raison de garder des documents anciens, qui ne sont plus demandés. Pourtant, dans leur histoire particulière, elles peuvent avoir intérêt au contraire à se spécialiser sur tel ou tel fonds spécifique qui les différenciera d'une autre bibliothèque, à la façon un collectionneur : cela leur donne une identité, les rattache à leur histoire et, qui sait, pourrait bien être hautement rentable à l'avenir. Tout ici est question de subjectivité et d'envie, car il est évidemment trop coûteux et contreproductif de tout garder.
L'assureur
Les scientifiques en général sont allergiques au désherbage, mais souvent pour une raison différente de celle de l'historien ou du collectionneur. L'inquiétude ici vient du fait qu'un document très peu demandé peut-être à l'origine d'une avancée scientifique plus importante que ceux connus de tous, justement parce qu'il a été négligé auparavant.
Le raisonnement se rapproche ici de celui de l'assurance. On paye une police d'assurance non pas parce que l'on souhaite avoir un accident, ni même pour ne pas en avoir, mais pour le cas où on en aurait. De même on garde un document peu demandé au cas où il puisse apporter dans l'avenir une valeur bien supérieure au cout de sa conservation. Mais personne n'est en mesure de garantir cette valeur, tout comme les mensualités de l'assurance seront dépensées sans contrepartie si aucun accident ne se produit.
Il est impossible pour une bibliothèque, ici une bibliothèque scientifique, de tout garder, même si c'était la tradition en Amérique du nord pour les grandes bibliothèques de recherche. Mais le critère de la demande du document, appliqué souvent mécaniquement par les bibliothécaires, est peu pertinent. La seule façon de s'en tirer, me semble-t-il, est de se servir des outils d'évaluation des chercheurs eux-mêmes : l'expertise des pairs, la scientométrie. Tout comme, dans l'assurance, le calcul des mensualités se réalise à partir d'outils statistiques.
Néanmoins, ici ce n'est pas l'objet qui est important, mais son contenu. Dès lors la numérisation change la donne car l'accessibilité ne se fait plus dans un lieu, mais sur un réseau et, dans cette perspective, tout récemment l'ARL vient de retirer de ses critères d'évaluation la taille des collections. Il y a là tout un champ nouveau qui s'ouvre car dans le même temps le numérique conduit au stockage inconsidéré.
Le médiateur
Une grande part des bibliothécaires, qui ont réagi à l'article cité plus haut, ont souligné que le désherbage était indispensable pour pouvoir mettre en valeur les livres les plus demandés et répondre aux attentes du public sans être étouffé par l'ampleur des collections et de leur gestion.
Cette réaction peut se traduire économiquement comme une volonté de réduire les coûts de transaction. C'est un peu comme dans un marché où l'on aurait retiré le vecteur de la monnaie. Il est naturel que cette façon de raisonner se retrouve dans les bibliothèques où l'affluence est forte, bibliothèques publiques, bibliothèques de premier cycle universitaire. L'objectif est de maximiser la relation de médiation.
Ici l'outil classique des bibliothécaires : la fréquence de demande des documents a toute sa pertinence. Mais j'espère avoir convaincu que les deux précédentes dimensions ne devaient pas non plus être négligées.
Commentaires
Merci (encore) de ces remarques stimulantes.
Je reste cependant indécis sur votre catégorie médiane de "l'assureur".
Tout à fait d'accord sur le collectionneur, épris de "valeur", qu'elle soit fantasmée ou corroborée par un marché. Et c'est le confort de l'objet, à préserver en soi qui préside à toute politique d'accumulation et de conservation.
De même, le médiateur, fortement guidé par une mesure d'audience, trouve aisément une rationalisation à son activité.
Je vois moins, dans le monde de la documentation, des bibliothèques ou, dans une moindre mesure, des archives, où situer un "assureur".
Est-ce dans le flou imposé par une institution indécise quant à l'adoption d'une politique "patrimoniale" d'accumulation et de conservation ou l'optimisation d'une mesure de satisfaction de clientèle, qui du coup demande une quadrature du cercle, les deux à la fois ?
Est-ce une politique de mutualisation du risque — qui serait conforme à l'économie de l'assurance ?
Bonjour Alain,
Toute comparaison a des limites, et celle de l'assureur doit avoir les siennes. Mais je crois que l'on n'a pas assez poussé l'analogie.
L'assurance vise à se prémunir contre un évènement malheureux inattendu et l'équilibre de son économie est effectivement la mutualisation des cotisations sachant que statistiquement l'évènement est rare.
La conservation de documents scientifiques vise, à l'inverse, un évènement heureux inattendu (l'apport à la science d'un document non encore exploité) et son économie est la mutualisation des couts de gestion de la collection sachant que statistiquement l'évènement est rare.
Comme il est trop coûteux et sans doute contre-productif pour la recherche d'information de tout garder, il faut trouver des critères pour savoir quoi garder. Cette dimension économique suggère que le critère de la demande n'est pas le plus pertinent, puisque justement la valeur principale se niche dans l'absence de demande.
Mais la science a développé ses propres critères d'évaluation que l'on aurait tort de négliger. Certains font appel à l'expertise, avec ses qualités et ses défauts variables selon les disciplines. D'autres relèvent de la statistique. Là encore l'analogie avec l'assurance n'est pas loin.
Bonjour,
Si on poursuit l'analogie, la politique d'assurance devrait bénéficier d'une connaissance globale du marché, et de réasssurance, à la manière des Lloyd's et des “names”. Cependant, au total, le jeu doit se faire à somme nulle ?
Le réassureur régulerait le marché en aidant les collectionneurs à supprimer de leur fonds les documents utiles aux médiateurs.
Cela revient à mon avis à lui donner le profil du collectionneur spéculateur, dont l'intérêt est de n'avoir dans sa collection qu'un minimum d'objets, mais rares.
Le pari intervient quand il faut commencer désherber dans l'ensemble des objets uniques. Votre proposition serait d'inverser la politique actuelle, qui consiste à éliminer d'abord les documents dont l'historique et les statistiques de consultation sont les plus faibles : peu de consultations et dernière consultation plus ancienne relativement aux documents plus récemment consultés, ce qui revient à une politique de médiateur, sur un marché moribond, mais on considère que le dernier client est celui qui présente le plus de chances de revenir sous une forme quelconque.
La politique inverse privilégie le marché inexploré, la terre vierge : personne n'a essayé, ou c'est si ancien qu'on l'a oublié.
Je ne sais si on peut pousser l'analogie avec l'assurance aussi loin que cela.
Une autre façon de dire la même chose est d'interpréter correctement la distribution des demandes de documents (baptisée longue traîne depuis C. Anderson, mais explorée depuis longtemps par la bibliométrie) :
blogues.ebsi.umontreal.ca...
Le médiateur ne va pas très loin vers la droite dans la courbe. Il privilégie les documents les plus demandés. C'est l'appartenance à une même communauté.
L'assureur considère beaucoup plus la partie droite, car c'est là que se nichent les potentialités d'innovation. Cet intérêt est essentiel pour les activités qui reposent justement sur l'innovation comme la recherche scientifique. Il faut donc trouver les critères pour choisir les documents à conserver de cette partie et ces critères ne peuvent se retrouver dans la demande.
Le collectionneur s'intéresse à la totalité de la courbe, mais sur des éléments homogènes de collection, s'il est spéculateur la partie droite est potentiellement plus porteuse.
Pas de problème pour oublier les analogies, surtout poussées outrageusement...
La distribution des demandes est un terrain plus sûr, dans la mesure où il est quantifiable.
Il reste des questions à se poser :
Comment évaluer si la courbe repose sur assez de données pour donner lieu à une segmentation pertinente ?
Comment s'assurer qu'elle ne repose pas sur trop de données, qui masquent des segmentations pertinentes ?
J'imagine qu'il doit être difficile dans certaines bibliothèques universitaires de différencier dans les emprunts de moyenne fréquence ce qui relève de l'enseignement de ce qui relève de l'activité d'une équipe de recherche.
De même les statistiques d'emprunt d'une communauté qualifiée peuvent être difficiles à interpréter, suivant les "rôles" que les emprunteurs peuvent jouer : enseignant, chercheur, loisir, curiosité, ...
Effectivement, il faudrait ensuite traduire tout cela en méthode. Mais la bibliothéconomie dispose déjà de beaucoup d'outils dans ce domaine. Voir par ex ici :
enssibal.enssib.fr/autres...
ou encore le débat cité toujours en cours sur biblio-fr.
Ma contribution, modeste, visait simplement à donner une perspective plus économique au débat suscité par l'entretien de JY Mollier.
« (...) L'objectif est de maximiser la relation de médiation. »
Quelque chose m'étonne dans ce débat sur le désherbage*, c'est qu'on perd de vue que cette pratique est l'exact revers de la médaille du libre accès, autre forme d'optimisation de la médiation.
pierre schweitzer
* : 'élagage' évite au moins de renvoyer aux mauvaises herbes... Et pourquoi ne pas 'tailler' les branchages du libre-accès, pour donner de l'air à la repousse, sans pour autant amputer les collections --- 'éliminer', 'se débarrasser de', pour reprendre le vocabulaire fleuri des praticiens... ?
Posé à plat, en rayon, sur un présentoir, ou accessible en prêt inter, les différents statuts de la communication d'un livre en bibliothèque sont multiples. Alors pourquoi gérer les collections de façon aussi brutale et binaire, à l'heure où les techniques permettent de gagner de la place sans rien faire disparaitre ?
Mais il parait que seuls ceux qui pratiquent le désherbage savent de quoi ils parlent... Alors je m'arrête là !
Merci de ces liens, plus qu'utiles et instructifs pour le non-professionnel que je suis dans l'univers des bibliothèques et centres de documentation, ainsi que de la perspective économique, indispensable tant techniquement que civiquement (ou politiquement), selon mon expérience de l'introduction du numérique dans le monde de l'édition et de la construction des TIC.
Il me semble que la contribution que vous apportez à ces débats, avec la communauté d'acteurs des domaines de la bibliothéconomie et de la documentation (qu'ils soient "opérateurs" et/ou analystes) et votre entreprise pour rendre ces débats accessibles aux non-spécialistes prend de plus en plus d'urgence quand, du fait de la "convergence" des technologies et de l'intervention de nouveaux "entrants", des décisions d'investissement engageant le présent ainsi que l'avenir proche sont prises :
• qualité de la redocumentarisation
• mode d'accès aux documents numériques
• mode de communication des documents
• financement des nouveaux circuits
Les circuits de décision et de financement qui étaient institués entre des professionnels et des décideurs relativement au fait des problématiques deviennent caducs avec l'intervention de mouvements d'opinion (engouement pour le "numérique" d'une population de lecteurs potentiels) et de propositions émanant des industriels de la technique et de la communication.
Pour que le débat soit constructif, il me paraît très important de construire une sorte "document literacy", non seulement du point de vue technique (forme) et intellectuel (texte) mais aussi, c'est le point le plus neuf, économique et relationnel (medium).
Cette "document literacy", pour faire son chemin auprès des nouveaux acteurs, doit trouver un mode d'expression
aisément accessible pour les "influenceurs" et décideurs qui n'ont ni le temps, ni la volonté de creuser le sujet. Cela fait tout l'intérêt de vos choix d'analogies avec les collectionneurs, assureurs et médiateurs.
@ Pierre
Le libre accès tout seul n'est pas une forme d'optimisation de la médiation, ce n'en est qu'un élément. Il faut en effet tenir compte de la capacité de gestion de l'organisme qui le prône et de la limite de l'attention.
Si l'organisme n'a pas les moyens, matériels. humains et financier de gérer l'accumulation de documents mis en libre accès, le service est victime de son succès. Il se dégrade et peut même être mis en péril.
C'est un grand classique du marketing de montrer que trop de choix tue le choix. Sans doute nous ne sommes pas ici dans une relation marchande, mais le phénomène de saturation mentale est le même : un lecteur mis devant une trop grande abondance, sans hiérarchie, ni conseil, sortira avec moins de livres de la bibliothèque.
Sans doute le numérique, modifie les coûts et les possibilités de tri et de sélection. Bien sûr, il faut alors repenser l'ensemble. Mais le problème de fond reste entier, car le numérique suggère faussement une accumulation sans limite qui conduit tout droit à la saturation.
@ Alain
Merci pour votre appréciation.
Je pense que vous avez raison sur l'importance d'effacer les frontières entre différentes communautés professionnelles concernées par le document numérique. Mais ce blogue a une vocation plus modeste. Il me sert tout d'abord à organiser mes réflexions. De janvier à avril, c'est un outil pédagogique pour les étudiants. Et, par surcroit, il rencontre quelques lecteurs externes qui viennent grandement l'enrichir. Du coup c'est aussi une possibilité de rester en contact entre quelques collègues ou personnes intéressées par ces thématiques des deux côtés de l'Atlantique.
Je ne cherche pas ici une grande audience, ni à promouvoir une cause. Je n'ai même pas de statistique.