Ce billet m'a été inspiré par une vidéo de M. Wesch, pointée par un des billets des étudiants de l'EBSI sur leur blogue. Pour suivre, il faut donc d'abord visionner la vidéo. Mon propos est de montrer que celle-ci souligne une vraie question, mais flirte avec la démagogie en présentant les technologies comme un destin. Elle pourrait alors justifier des décisions contestables, comme celle de l'Université de Montréal d'ouvrir à terme des accès Wi-Fi sur tout le campus, y compris dans les salles de cours.

Pour cela faisons d'abord un petit détour par l'économie de l'attention :

On connait la fameuse phrase de P. Le Lay, à l'époque pdg de la principale chaîne de télévision française Tf1 :

« Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective 'business', soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c'est d'aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. (…)

Or pour qu'un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible.(…)

Rien n'est plus difficile que d'obtenir cette disponibilité. C'est là que se trouve le changement permanent. Il faut chercher en permanence les programmes qui marchent, suivre les modes, surfer sur les tendances, dans un contexte où l'information s'accélère, se multiplie et se banalise…»

(on trouvera la mise en contexte de cette interview et de la polémique qu'elle a suscitée sur wkp)

Pour lapidaire que soit l'affirmation, elle est juste et comprend deux dimensions : la captation de l'attention (ici par le flot du programme de TV) et la vente d'une partie de celle-ci, celle rendue disponible, à un tiers (l'annonceur). J'ai déjà eu l'occasion de l'écrire plusieurs fois (voir par ex ici), l'économie commerciale du Web fonctionne sur la même logique, en inversant le sens de la captation de l'attention : elle ne se fait plus à partir du diffuseur, mais à partir de l'activité de l'internaute.

La captation de l'attention n'est pas une activité nouvelle et n'a pas simplement une vocation commerciale. Son dispositif le plus ancien est, peut-être, l'amphithéâtre, lieu d'exercice du spectacle vivant (théâtre, cabaret, concert.. puis cinéma), du forum politique (Parlement), des conférences.. et des cours d'université. L'architecture de l'amphithéâtre est tout entière construite sur cet objectif : gradins, parfois demi-cercle, acoustique et même.. fauteuils peu confortables qui évitent l'endormissement. Le spectateur est «forcé» de suivre la performance de celui qui officie devant, en bas et au centre. À l'université le dispositif est encore plus contraignant puisque le professeur balaye du regard l'ensemble des élèves et peut éventuellement repérer les attentions distraites trahies par une gestuelle détachée.

L'objectif de l'université : la transmission de savoirs et l'accompagnement des apprentissages nécessite une attention et une concentration forte de la part des étudiants. Pour le dire à la manière de P. Le Lay, le temps de cerveau doit y être consacré au maximum et cela demande un effort important.

L'accès au réseau modifie, on le sait, les attitudes, jusqu'à peut-être les modalités de la pensée et les formes de construction du savoir. Je suis persuadé, comme beaucoup, qu'il nous faut, comme professeurs, non seulement en tenir compte, mais y participer et faire évoluer notre pédagogie en conséquence et je m'y applique. Néanmoins, il ne faut pour autant tomber dans l'angélisme et la naïveté. Je ne crois pas à la fin du cours traditionnel, dispensé devant des étudiants (tout comme je ne crois pas à la fin du codex). Ces dispositifs ont fait la preuve de leur efficacité depuis des millénaires. Prétendre que des étudiants ne sont plus capables, ou simplement moins capables qu'autrefois, d'y soutenir leur attention est une spéculation qui mérite démonstration. Sans doute il y a nombre de questions à se poser en ce sens et nombre de techniques pédagogiques à réviser, mais prendre l'affirmation pour un acquis est dangereux.. et bien peu scientifique. Cela revient à dire, sans démonstration, que les dispositifs de captation de l'attention mis en place pour les annonceurs sont plus efficaces que les dispositifs traditionnels de l'université. C'est un sophisme.

Les terminaux mobiles (cellulaires, blackberries, PC portables), sont des concurrents directs des professeurs sur la captation de l'attention en cours si l'on donne accès au réseau dans les amphithéâtres, car ils permettent d'échapper électroniquement au dispositif physique. L'université ne doit pas si facilement abandonner ses dispositifs traditionnels. En effet, le risque est que l'attention perdue ne se reporte pas sur l'apprentissage, mais sur bien d'autres activités qui permettent de dégager du temps de cerveau disponible pour des annonceurs. Le cerveau des étudiants est comme celui de chaque humain, facilement distrait.