Amphi vs Wi-Fi
Par Jean-Michel Salaun le samedi 27 octobre 2007, 02:58 - Socio - Lien permanent
Ce billet m'a été inspiré par une vidéo de M. Wesch, pointée par un des billets des étudiants de l'EBSI sur leur blogue. Pour suivre, il faut donc d'abord visionner la vidéo. Mon propos est de montrer que celle-ci souligne une vraie question, mais flirte avec la démagogie en présentant les technologies comme un destin. Elle pourrait alors justifier des décisions contestables, comme celle de l'Université de Montréal d'ouvrir à terme des accès Wi-Fi sur tout le campus, y compris dans les salles de cours.
Pour cela faisons d'abord un petit détour par l'économie de l'attention :
On connait la fameuse phrase de P. Le Lay, à l'époque pdg de la principale chaîne de télévision française Tf1 :
« Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective 'business', soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c'est d'aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. (…)
Or pour qu'un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible.(…)
Rien n'est plus difficile que d'obtenir cette disponibilité. C'est là que se trouve le changement permanent. Il faut chercher en permanence les programmes qui marchent, suivre les modes, surfer sur les tendances, dans un contexte où l'information s'accélère, se multiplie et se banalise…»
(on trouvera la mise en contexte de cette interview et de la polémique qu'elle a suscitée sur wkp)
Pour lapidaire que soit l'affirmation, elle est juste et comprend deux dimensions : la captation de l'attention (ici par le flot du programme de TV) et la vente d'une partie de celle-ci, celle rendue disponible, à un tiers (l'annonceur). J'ai déjà eu l'occasion de l'écrire plusieurs fois (voir par ex ici), l'économie commerciale du Web fonctionne sur la même logique, en inversant le sens de la captation de l'attention : elle ne se fait plus à partir du diffuseur, mais à partir de l'activité de l'internaute.
La captation de l'attention n'est pas une activité nouvelle et n'a pas simplement une vocation commerciale. Son dispositif le plus ancien est, peut-être, l'amphithéâtre, lieu d'exercice du spectacle vivant (théâtre, cabaret, concert.. puis cinéma), du forum politique (Parlement), des conférences.. et des cours d'université. L'architecture de l'amphithéâtre est tout entière construite sur cet objectif : gradins, parfois demi-cercle, acoustique et même.. fauteuils peu confortables qui évitent l'endormissement. Le spectateur est «forcé» de suivre la performance de celui qui officie devant, en bas et au centre. À l'université le dispositif est encore plus contraignant puisque le professeur balaye du regard l'ensemble des élèves et peut éventuellement repérer les attentions distraites trahies par une gestuelle détachée.
L'objectif de l'université : la transmission de savoirs et l'accompagnement des apprentissages nécessite une attention et une concentration forte de la part des étudiants. Pour le dire à la manière de P. Le Lay, le temps de cerveau doit y être consacré au maximum et cela demande un effort important.
L'accès au réseau modifie, on le sait, les attitudes, jusqu'à peut-être les modalités de la pensée et les formes de construction du savoir. Je suis persuadé, comme beaucoup, qu'il nous faut, comme professeurs, non seulement en tenir compte, mais y participer et faire évoluer notre pédagogie en conséquence et je m'y applique. Néanmoins, il ne faut pour autant tomber dans l'angélisme et la naïveté. Je ne crois pas à la fin du cours traditionnel, dispensé devant des étudiants (tout comme je ne crois pas à la fin du codex). Ces dispositifs ont fait la preuve de leur efficacité depuis des millénaires. Prétendre que des étudiants ne sont plus capables, ou simplement moins capables qu'autrefois, d'y soutenir leur attention est une spéculation qui mérite démonstration. Sans doute il y a nombre de questions à se poser en ce sens et nombre de techniques pédagogiques à réviser, mais prendre l'affirmation pour un acquis est dangereux.. et bien peu scientifique. Cela revient à dire, sans démonstration, que les dispositifs de captation de l'attention mis en place pour les annonceurs sont plus efficaces que les dispositifs traditionnels de l'université. C'est un sophisme.
Les terminaux mobiles (cellulaires, blackberries, PC portables), sont des concurrents directs des professeurs sur la captation de l'attention en cours si l'on donne accès au réseau dans les amphithéâtres, car ils permettent d'échapper électroniquement au dispositif physique. L'université ne doit pas si facilement abandonner ses dispositifs traditionnels. En effet, le risque est que l'attention perdue ne se reporte pas sur l'apprentissage, mais sur bien d'autres activités qui permettent de dégager du temps de cerveau disponible pour des annonceurs. Le cerveau des étudiants est comme celui de chaque humain, facilement distrait.
Commentaires
Bonsoir Jean-Michel,
entièrement d'accord avec toi sauf sur un point qui te sert d'amorce : le "flirt démagogique" que tu mentionnes en début de billet. Tu n'as pas été le seul à réagir ainsi à la vidéo de Wesch, celui-ci a d'ailleurs sur son blog, jugé nécessaire d'apporter quelques éclaircissements suite aux (nombreuses) réactions suscitées par sa vidéo. Il y explique notamment comment cette vidéo se place dans une chrono-logique qui fait qu'elle est la seconde partie d'un tryptique, et que prise isolément, elle peut effectivement sembler tout à tour "démagogique" ou "angélique" ou "luddiste". Le plus simple est encore d'aller lire son billet : mediatedcultures.net/ksud...
Et d'attendre avec impatience la troisième partie dudit tryptique :-)
Merci Olivier pour cette éclairante précision.
Néanmoins, quelle que soit l'intention de l'auteur la vidéo circule et est interprétée. Il n'est pas innocent qu'elle ait été signalée, par exemple, par les étudiants de l'EBSI.
Le billet de Wesch est intéressant et, quoi qu'il en soit, celui-ci a le grand mérite de porter haut et fort le débat. J'en tire cette citation qu'il reprend lui-même d'un autre blogueur (Tim Bulkeley) et considère comme représentative de son intention (trad JMS) :
« L'idée la plus frappante et profonde, pour moi, est l'ouverture de la vidéo qui situe la scène et pose la question dans une salle de classe vide ! L'environnement dans lequel nous enseignons est étrange (des classes sur place) et propose un modèle d'information qui n'est plus valable ! L'information n'est plus rare, n'est plus "ailleurs", elle n'est plus non plus ordonnée et organisée de la même façon. Ce n'est pas ce que nous enseignons, mais la façon dont nous enseignons qui est le problème !
Ce dont l'enseignement a besoin au XXIè siècle ce n'est pas de plus et de meilleurs usages des technologies (même si ce serait bien), ni (bien sûr personne ne le croit vraiment ?) des étudiants « aussi bien formés que nous l'étions », mais simplement de nouvelles façons de faire et d'être. Bien de nos croyances enracinées sont cristallisées dans des formes matérielles, des salles de «classe», des tableaux, des conférenciers et ainsi de suite. Aussi que faisons nous pour changer notre façon d'enseigner ? »
Le propos me parait assez confus et je ne suis pas sûr d'être vraiment d'accord. Il y a là, je pense, une confusion entre information et pédagogie. Cela ne veut pas dire qu'il ne faille pas intégrer les nouvelles formes médiatiques dans l'enseignement. Mais au nom de quoi prétendre que les dispositifs traditionnels ont perdu leur efficacité ? Peut-être que oui, peut-être que non. Mais le problème est trop complexe et important pour le trancher sur de simples affirmations péremptoires.
Moi aussi je crois que l'introduction du wifi en cours change un peu la donne surtout dans les amphis où l'enseignant peut difficilement contrôler le travail de ses étudiants. Outre la possibilité d'être distrait, une autre pratique peut émerger : le "sandbag" où la possibilité de contredire l'enseignant en temps réel en effectuant des recherches pendant son cours.
Rien de totalement nouveau, je le faisais déjà moi-même lorsque j'étais dans des salles connectées.
Comme le Wifi va se généraliser dans les zones urbaines, la question va devenir : faut-il admetttre les PC portables dans les salles de cours? Je vois difficilement une réponse négative à ce sujet (tout le monde a le droit de prendre des notes n'est-ce pas ?) cela implique nécessairement une révision de la pratique ex cathedra.
Etant retourné sur les bancs avec mon portable récemment, j'avoue ne pas l'avoir utilisé uniquement pour de la prise de note (je ne bénéficiais pas encore du Wifi à l'époque) mais j'en ai profité pour faire autre chose quand le cours devenait vraiment inintéressant (pour des activité productrice à mon sens alors que les potaches ont de tout temps joués à des jeux divers dans ces cas là).
Plutôt de se poser la question du contrôle au moment de l'enseignement, ne devrait-on pas se poser la question de l'efficacité de l'évaluation (au sens de vérification des aptidudes acquises), quelles que soient par ailleurs les méthodes d'acquisition des savoirs (classiques ou hétérodoxes) ?
Suite à vos commentaires, deux remarques.
Mon billet répondait à l'accroche anthropologique du réalisateur de la vidéo. Je voulais faire remarquer que l'organisation spatiale d'une salle de cours n'était pas anodine et visait à la captation de l'attention, captation qui est justement la base de l'économie commerciale du Web. Il y a là une concurrence directe sur laquelle il faut être lucide. Je ne pense pas que le réalisateur ait perçu cette dimension.
Je ne suis pas du tout convaincu par la fatalité de l'ouverture du réseau. Prenons le cas des téléphones cellulaires. Autorise-t-on leur ouverture dans les salles de spectacle ? Non, car il y aurait dérangement des autres spectateurs, mais aussi non-attention manifeste de l'appelé, considérée comme socialement inacceptable.
Pourquoi alors le dispositif universitaire serait moins contraignant ? Serait-ce simplement parce que l'écrit est silencieux.. ou qu'un écouteur est discret ?
Je remarque que c'est souvent en fait les adultes voire les universitaires qui utilisent leurs portables et le wifi durant les colloques et les réunions et pas seulement les étudiants en fait.
La question est plutôt de savoir si on se positionne dans la société du spectacle qui impose le respect de l'oeuvre ou dans celle de la culture et de l'éducation.
Dans ce cas, n'est-on pas dans la "multiliteracy" avec prise de note simultanée, via un système de mind mapping et mise en forme directe du cours? En fait la question n'est-elle pas plutôt du bon usage de la prise de note informatisée?
Si rien ne permet d'y répondre, il est clair qu'il vaut mieux encore une fois "débrancher"