Le précédent billet sur le même sujet (ici) a été enrichi par un grand nombre de commentaires passionnants et passionnés, qui montrent la vivacité de la question. Pour bien comprendre ce nouveau billet, il est sans doute préférable de les avoir parcourus.

Parmi ceux-là et sans épuiser la richesse des autres, je reprendrai pour mémoire seulement celui de H. Guillaud, commenté lui-même, car il souligne une autre dimension importante de la question. Extrait :

La mémorisation visuelle et spatiale de sa bibliothèque physique n'est-elle pas en fait l'expression du "moteur de recherche" que nous devons déployer cognitivement pour y accéder, à cause de sa forme même ? Dans une bibliothèque physique, on recherche les emplacements : d'où l'importance prédominante de la requête spatiale et visuelle. Dans une bibliothèque numérique on recherche (avec la même difficulté parfois) les expressions, les mots clefs qui peuvent nous ramener à l'idée qu'on recherche pour l'avoir déjà lu. On sollicite certainement pas les mêmes aires de la mémoire et la bibliothèque physique est dans ce cadre là, peut-être plus pratique, parce qu'elle fait appel à des mémoires et des gestuelles différentes.

Cette remarque m'évoque la réflexion pédauquienne sur la redocumentarisation. Pour en comprendre la portée, il faut donc faire un petit détour par Roger (pour ceux qui n'en n'ont pas entendu parler, voir ici). Un livre, forme particulière de document, est documentarisé selon ses trois dimensions : sa forme (on le classe), son contenu, le texte (on l'indexe), sa fonction, le médium, la mise en relation (on l'inclue dans des dispositifs de partage). Chacune de ces dimensions a son importance et leur documentarisation permet un ordre documentaire qui évite le chaos (amoncellement de forme), la confusion ou la cacophonie (impossiblitité du sens) et l'oubli (perte ou confiscation). J'ai reproduit ces trois dimensions dans une diapositive qui me sert souvent :

Quel rapport avec la résistance du livre dira-t-on ? En réalité, Philippe Boisnard par exemple, dans ses commentaires insistant sur le touché ou la finitude d'une bibliothèque privé, privilégie la première dimension du livre, sa forme. Celle-ci, se concrétisant dans un objet, clos l'œuvre. Hubert Guillaud, soulignant les capacités de calcul linguistique des moteurs, met en avant sa seconde dimension, le texte. Le livre est alors pris dans un vaste ensemble dont les limites sont celles du web, c'est-à-dire quasi-infini. L'apport des commentateurs est notamment de montrer que ces deux dimensions technologiques (inscrites dans des artefacts construits par l'homme) ont leur correspondance dans des habiletés mnésiques humaines radicalement différentes : mémoire visuelle et mémoire linguistique ; et aussi dans des dispositifs différents, bibliothèque intime finie, bibliothèque de recherche infinie.

Cette différence n'est pas aussi sans poser de redoutables problèmes dans la transposition au numérique de documents inscrits dans une très longue histoire matérielle, comme l'a montré Paul Duguid ici, sur la numérisation des livres par Google.

Alors si on pousse le raisonnement en le caricaturant sans doute un peu, on pourrait conclure que réduire la résistance du livre conduit à l'effacement l'œuvre littéraire dans sa forme actuelle, une sorte de victoire à la Pyrrhus. Je dis cela sans nostalgie, je ne doute pas que d'autres formes d'œuvre surgiront alors.

Actu 2 heures plus tard F. Pisani fait lui aussi un second billet sur Kindle, la tablette d'Amazon avec des liens sur les débats en cours (ici). Voir aussi Mark Pilgrim, cité en commentaire .