(complété) Web 2.0 : accumulation primitive du capital documentaire..?
Par Jean-Michel Salaun le mercredi 20 février 2008, 07:10 - Web 2.0 - Lien permanent
Lu chez Michel Roland (ici) :
Flickr est une application phare du Web 2.0, en particulier parce qu’elle pousse l’utilisateur de base à enrichir ses contenus de métadonnées et à les rendre ainsi accessible à la communauté. Dans un premier temps nous (utilisateurs de base) l’avons fait sans arrière-pensée: on commence avec quelques photos, on met des étiquettes pour les retrouver facilement, aussi pour jouer avec l’outil et puis on est tellement content de l’interface qu’on met de plus en plus de photos, qu’on met à peu près toutes ses photos dans Flickr et on les tague, les organise d’autant plus facilement qu’on dispose d’outils épatants pour ce faire (l’organizer et puis la World Map), on continue sur la lancée jusqu’à ce qu’on se trouve avec des milliers de photographies et des dizaines d’heures de travail dans l’équipement documentaire dedites sans moyen de rapatrier ce travail chez soi au moment où le partenaire à qui on l’avait confié change de mains et menace de changer de politique. Et on se retrouve ainsi avec le désagréable soupçon d’avoir été piégé.
Pour mes jeunes lecteurs d'une autre génération, le titre du billet fait référence à ce texte fondateur là :
Ainsi donc ce qui gît au fond de l'accumulation primitive du capital, au fond de sa genèse historique, c'est l'expropriation du producteur immédiat, c'est la dissolution de la propriété fondée sur le travail personnel de son possesseur.
La propriété privée, comme antithèse de la propriété collective, n’existe que là où les instruments et les autres conditions extérieures du travail appartiennent à des particuliers. Mais selon que ceux-ci sont les travailleurs ou les non-travailleurs, la propriété privée change de face. Les formes infiniment nuancées qu'elle affecte à première vue ne font que réfléchir les états intermédiaires entre ces deux extrêmes.
Marx K., Le Capital Livre I : XXII.
Actu du 21 février 2008
Pour atténuer le caractère trop elliptique du billet, voici un petit développement. Le terme accumulation primitive du capital documentaire a, dans mon esprit, une double dimension : celle du capital et celle de ses caractéristiques documentaires.
L'une est dans la suite de l'analyse de Marx avec l'appropriation du résultat du travail, l'exploitation. Certains diraient le «pronétariat».. Cela mériterait une réflexion plus forte que ce que j'ai déjà lu, car, d'une part, la pensée originelle l'était et, d'autre part, nous sommes dans une époque très éloignées de celle du bon Karl.
Mais l'autre dimension est bibliothéconomique. Les origines d'un très grand nombre de bibliothèques et de centres de documentation se trouvent dans une accumulation primitive réalisée, pacifiquement ou non, par des individus qui mutualisent les documents qu'ils ont réunis pour leur intérêt personnel pour passer à la dimension d'un modèle médiatique. La plupart des BU des universités d'Amérique du nord ont été fondées grâce aux dons de bibliophiles (ce qui a permis l'essor de ces universités). En France, les confiscations révolutionnaires des collections religieuses ont joué un rôle très important pour le démarrage des bibliothèques publiques. Plus ponctuellement dans les organisations, les centres de documentation ont été très souvent fondés tout simplement parce que les individus n'arrivaient plus à gérer leur documentation individuelle accumulée.
Le Web 2.0, à mon avis puise dans ces deux logiques. Dans son versant commercial, il y a, à l'évidence, une appropriation du travail d'autrui. Dans son versant médiatique, il y a constitution de collections (y compris de métadonnées) en vue d'une accumulation primitive. Il est bien possible que, passé ce stade, les pratiques et relations se modifient, ce qui justifie le terme «primitive». La citation de M. Roland, parmi bien d'autres, est peut-être le signal d'une prise de conscience et d'un changement dans les relations. Mais le capital accumulé restera comme point de départ.
Un exemple différent et spectaculaire de cette accumulation primitive est évidemment la numérisation des livres des bibliothèques par Google.
Commentaires
Bonjour,
Pour notre projet PhotosNormandie, actif sur Flickr depuis plus d’un an, nous utilisons différents champs IPTC/IIM parfaitement décodés par Flickr.
Le projet est décrit ici en détail:
flickr.com/people/photosn...
Les photos sont ici:
flickr.com/photos/photosn...
Bien cordialement
J'allais dire que c'était un très bon exemple, assez classique des limites des services 2.0 que beaucoup expérimentent.
Mais le commentaire de Patrick Peccatte montre qu'il faut aussi regarder les services offerts dans leur entiéreté. Leurs complémentarités et les interfaces de programmations proposées. Bien sûr c'est plus technique (pour l'instant), mais ça montre qu'on est parfois plus piégé par les limites de nos pratiques que par les services eux-mêmes. ;-)
Ceci dit, il est vrai, beaucoup de services web 2.0 ne proposent pas de fonctionnalités d'export, tous n'ont pas d'API ouvertes, tous ne sont pas interopérables avec d'autres technos.
Merci Patrick et Hubert pour ces précisions.
J'ai complété mon billet qui était un peu elliptique.
Google et l’accumulation du capital documentaires.
La recherche de pouvoir par l'accumulation du capital documentaire n'est pas un phénomène nouveau. Certes les moyens diffèrent, mais l’objectif reste le même : le pouvoir. La bibliothèque d'Alexandrie dont la mission était de réunir en un même lieu tous les livres de la terre. Une mission qui ressemble assez à celle de Google : Google's mission is to organize the world's information and make it universally accessible and useful. La dimension altruiste en moins … puisque la bibliothèque d’Alexandrie fut développée pour assoir le nouveau pouvoir de l’empire « La mémoire écrite est un héritage dont il faut s’emparer, un enjeu dans la rivalité politique des puissances méditerranéennes ». (Jacob, 1996 :50)
La bibliothèque avait, pour atteindre ses objectifs, développé des politiques d’acquisition assez musclée :
« Les livres sont confisquées à bord de tous les bateaux entrants dans Alexandrie, copiés par des scribes – on remet le double au propriétaire et on dépose l’original à la bibliothèque […] en s’appropriant les originaux, surtout s’il s’agissait de livres importés en Égypte par des voyageurs venus de loin, le royaume lagide affirmait sont pouvoir symbolique sur l’ensemble de la terre habitée, dont les régions, les cités et les ethnies venaient s’inscrire dans les collections de la grande bibliothèque » (Jacob, 1996 :52).
Comme quoi la politique de développement de Google Book par la numérisation des collections des grandes bibliothèques universitaires (à noter que l’on remet une copie de la numérisation au propriétaire et que Google garde l’original et les droits) s’inscrit à mon avis dans la même logique de développement et poursuit les mêmes buts. Le concept de Google Scholar s’inscrit également dans cette logique puisque le moteur est conçu pour moissonner les articles scientifiques disponibles dans les dépôts numériques sans avoir à assumer les coûts liés au traitement documentaire de la collection.
Jacob, C. (1996). Lire pour écrire : navigations alexandrines. In M. Baratin & C. Jacob (Eds.), Le Pouvoir des bibliothèques : la mémoire des livres en Occident (pp. 47-83). Paris: Albin Michel.
"Google garde l’original et les droits"
La notion d'original ne me paraît pas applicable dans ce cas :
s'il s'agit de l'ouvrage imprimé, il s'agit d'un exemplaire, et, que je sache, les bibliothèques participant au projet de Google récupèrent leurs exemplaires;
s'il s'agit des fichiers numériques, il s'agit de copies en principe sans différence par rapport à un original.
Le pouvoir s'est déplacé vers le contrôle de l'accès à la mémoire des livres, leur obfuscation ou mise en évidence et vers la consignation de leur usage par les lecteurs.
Michel Roland dans son billet mis en trackback poursuit sa réflexion. Il donne plusieurs précisions sur Flickr et ses utilisations. Il avance aussi sur l'analyse générale.
bibliothecaire.wordpress....
Voici la reproduction d'un commentaire laissé chez lui :
Je suis d'accord avec les nuances que tu apportes.
Je crois que le retour à Marx est utile car il permet de démystifier des naïvetés sur le Web 2.0 en pointant le fait qu'il y a souvent, je maintiens le terme, appropriation, mais j'aurais du dire du "produit" du travail ou simplement de l'activité d'autrui. Mais tout cela mériterait des analyses plus fines.
Les pistes pour avancer pourraient être : 1) en effet dans le rôle de l'Innovation et de l'entrepreneur (Schumpeter) ; 2) dans l'économie des services avec la notion de coproduction (ou servuction) entre le consommateur et le producteur ( Eiglier et Langeard ou Gadrey) ; 3) dans la bibliothéconomie avec la mutualisation et le partage, comme esquissé dans le billet.