Économie des blogues : vivier, attention et spéculation
Par Jean-Michel Salaun le dimanche 23 mars 2008, 00:08 - Web 2.0 - Lien permanent
Cette réflexion m'a été inspirée par un billet récent de Techcrunch qui décrit l'évolution commerciale de blogueurs américains :
De plus en plus de blogs (américains) lèvent des fonds…Est-ce bien raisonnable?, Rédigé par Michael Arrington (adaptation: Ouriel Ohayon), 23 mars 2008. ici
Il y est discuté d'une double évolution des blogues les plus influents : 1) une stratégie de liens de plus en plus fine pour tisser des alliances entre blogues complémentaires de façon à augmenter son trafic d'internautes, tout en réduisant celui d'éventuels concurrents. La comparaison est faite avec une équipe de basket où chacun joue à sa place mais où la partie n'est gagnée que par la synergie du collectif ; 2) La volonté de certains de lever des fonds, qui est critiquée dans le billet.
On y constate que, d'une part, la création et l'innovation se structurent comme dans l'ancien ordre documentaire et que, d'autre part, le nouvel ordre amène à les réguler selon sa propre logique de Webmédia.
On retrouve en effet les mêmes courants chez les blogueurs que dans l'amont de tout système éditorial : un vivier d'auteurs (ou pour la presse de pigistes), aujourd'hui la mode est au terme «écosystème», que l'on cherche à entretenir. Ils se croisent, vivent des expériences comparables, fréquentent les mêmes lieux, s'entraident, se concurrencent ou se jalousent, échangent ou monnayent leur influence.
Ce vivier est entretenu dans le modèle de l'édition, notamment par les directeurs de collection, qui ont un pied dans le vivier et une main sur l'épuisette. Les contrats d'édition, les à-valoir sont les transactions qui permettent de fidéliser les auteurs prometteurs. Mais le moteur est simplement l'espoir, l'espoir d'être reconnu et publié. Comme il y aura, chacun le sait, très peu d'élus, les tensions sont fortes, tout comme les inégalités abyssales.
Les blogues ont été pour certains l'occasion ou l'illusion d'entrer dans le vivier ou d'y améliorer sa position en s'y faisant remarquer. En effet, il était possible de s'affranchir du jeu très étroit de relations qui préside aux choix éditoriaux, en rendant accessible son écriture directement au plus grand nombre et donc de renverser l'ordre de la preuve. Le filtrage ne se ferait plus en amont, soumis à l'avis toujours subjectif de quelques experts, mais en aval par la reconnaissance d'un plus grand nombre d'internautes lecteurs. Cette motivation est encore très vive, à l'évidence, notamment en France. Et le travail de François Bon (ici), ou encore la thématique des récentes Polyphonies du livre chez Olivier sur la recommandation (là) sont emblématiques de ce mouvement.
Mais le billet de TechCrunch montre un renversement plus important encore aux États-Unis, qui ne touche la France que de façon plus marginale. Il s'agit ici de blogues dits «influents», plus proches du journalisme que de la création, qui tentent de monétiser leur activité. On y retrouve alors, immédiatement et sans surprise, les deux principales sources de financement du Webmédia : la captation de l'attention pour sa revente aux annonceurs et l'appel à la spéculation financière. Je n'épiloguerai pas sur la seconde, critiquée dans le billet, et aléatoire en ces périodes de yoyo boursier.
Mais je crois qu'il y a aussi une limite sérieuse à la première. Comme je l'ai indiqué plusieurs fois, la logique dominante du Web-média est l'accès et non la diffusion. Dès lors le marché publicitaire est dominé par ceux qui captent l'attention en fournissant l'accès pertinent. Les producteurs de contenu n'arrivent qu'en second. Les plus puissants (ex. médias traditionnels basculé sur le net) et les moins gourmands (ex. blogueur isolé influent) pourront éventuellement y trouver leur compte, même s'ils devront abandonner une part du marché. Je ne suis pas sûr qu'il y ait beaucoup de place pour des stratégies moyennes.
La proposition de l'auteur du billet est de constituer des alliances, directes ou implicites, par le jeu des liens croisés. Dans la comparaison avec l'équipe de basket, on pourrait dire que l'internaute est le ballon. Mais celle-ci ne me parait pas très pertinente : il n'y a ni règle claire, ni arbitre, ni club, ni championnat, qui encadrent étroitement les joueurs. On ne voit pas sur quelles bases peuvent se bâtir des alliances pérennes, indispensables à la maîtrise d'un marché.
Peut-être est-il plus raisonnable de s'en tenir à la notion de vivier, qui n'a pas vocation à trouver une économie propre, mais simplement à alimenter ou stimuler d'autres systèmes économiquement établis.
Voir aussi en écho chez E. Parody un diaporama sur les motivations des blogueurs là.
Actu du 27 mars 2008 Voir encore :
So You Want to Be a Blogging Star? PAUL BOUTIN, 20 mars 2008, NYT, ici
Valeur des blogs… en $, Francis Pisani, Transnet, 27 mars 2008, là
Commentaires
« On ne voit pas sur quelles bases peuvent se bâtir des alliances pérennes, indispensables à la maîtrise d'un marché.
[...] s'en tenir à la notion de vivier, qui n'a pas vocation à trouver une économie propre, mais simplement à alimenter ou stimuler d'autres systèmes économiquement établis. »
Tout ce que vous dites me paraît plus que pertinent, et utile pour démystifier un certain nombre d'illusions, mais je m'interroge sur un point.
Dans le cadre d'une économie de l'attention, alimentée par la publicité, la gratuité des blogs (et des réseaux sociaux) revient apparemment à dé-monétiser (et dé-professionnaliser) les fonctions de médiation et de recommandation qui étaient discutées aux Polyphonies du Livre 2008.
Les acteurs des systèmes établis de captation d'attention peuvent-ils tolérer cette forme de concurrence ?
Ou doit-on voir inéluctablement émerger une nouvelle économie de la médiation comme “revenu d'appoint” ouvert à tout individu consommateur final et créateur de contenu (par sa publication de billet/commentaire sur le modèle des blogs, ou par sa simple manifestation dans un réseau social) ?
L'existence d'un flux économique permettant à une quantité non négligeable de blogueurs d'envisager de compléter leurs revenus, surtout parmi les plus âgés, irait dans ce sens selon les chiffres donnés dans l'étude signalée chez E. Parody ( www.slideshare.net/jeff/l... ).
Bonjour Alain,
Merci pour ces remarques, qui permettent d'approfondir mon propos un peu rapide.
Les fonctions de médiation et recommandation ont toujours été tenues par ce que les anglophones appellent des «gatekeepers». Il n'y a pas de bonnes traductions du mot en français à la fois garde barrière, chien de garde et relai. La sociologie de la communication de masse a montré depuis longtemps (two-step-flow de Paul Lazarsfeld) qu'il s'agissait d'une structure de base du processus. Le Webmédia ne fait que rebattre les cartes, mais pour autant le jeu reste le même.
La question est en effet de savoir comment sur la durée va se rémunérer, symboliquement et/ou matériellement, cette activité indispensable. Selon la logique que j'essaie de développer ici, il pourrait bien y avoir deux avenues possibles :
1) un «affermage» par les grands acteurs de l'accès. Ces derniers ont en effet intérêt à voir se développer et se multiplier les sources, et encore plus les gatekeepers qui forment un premier niveau d'orientation du trafic. Ce mouvement est déjà très avancé avec les plateformes de blogues ou encore les réseaux sociaux dans lesquels un partage des éventuels revenus publicitaires est organisé entre hébergeur et producteurs de contenu.
2) Une mise sous tutelle par les grands acteurs de la diffusion. L'indépendance est en effet épuisante pour un individu. Une négociation peut alors s'établir entre la valeur de la marque construite sur une personne, par sa notoriété et son autorité, et celle d'un titre de presse, par exemple. Bien des blogueurs et bien des journaux se sont engagés dans cette voie. Il ne s'agit finalement alors que de remplacer l'ancienne fonction de pigiste par une sorte de filialisation.
Il existe encore bien d'autres formules possibles qui marient les intérêts d'un individu avec celui de son secteur d'activité principal : université, consultance, branches diverses du numérique, de l'information ou de la culture. Ceux-là, dont nous faisons partie tous les deux, forment aussi un vivier dont la rémunération externe permet d'entretenir la vitalité de l'ensemble à peu de frais. Ceux qui en profitent monétairement sont encore les acteurs de l'accès (et peut-être peut-on les adjoindre à la première catégorie), tandis que ceux de la diffusion souffrent de la concurrence.
Voici un autre exemple: acropolisreview.com/2008/...