Jusqu'à présent les bibliothèques publiques n'étaient pas vraiment atteintes au cœur de leur métier par le numérique, contrairement aux bibliothèques universitaires.

Ces dernières ont vécu et vivent encore une révolution. Elles ont vu en quelques années leur échapper la gestion des collections, au moins pour les périodiques, s'inverser le flux d'informations avec l'archivage ouvert, se transformer la référence avec les moteurs.. Mais elles ont pu progressivement se repositionner, même s'il reste encore bien du chemin à faire selon les contextes, en se plaçant au centre des flux documentaires scientifiques de leur communauté et en transformant leurs espaces en lieu de vie et centre de ressources. La clé de cette évolution est la structuration de la communauté desservie : homogène, hiérarchisée, tenue par des contraintes sociales fortes (tant du côté étudiants qu'enseignants et chercheurs) dont la relation au document est un élément fédérateur, dans le temps et dans l'espace. Dès lors la BU est l'outil approprié pour structurer l'accès aux ressources documentaires qui, elles-même, reflètent symboliquement la collectivité. Le numérique dans ce contexte trouve à l'université une écologie pour organiser son économie car nous sommes dans un "club" aux rites connus et solides, même si les tensions entre les acteurs des transactions commerciales sont parfois vives.

Tout autre est la position des bibliothèques publiques. Même si elles servent une population géographiquement située, celle-ci est hétérogène, "anarchique" au sens où elle n'est pas soumise à des contraintes d'autorité particulière, sinon celles de la civilité ordinaire. Dès lors, les bibliothèques publiques assistent plus en spectatrices qu'en acteurs de premier niveau au bouleversement du Web. Elles peuvent élargir leurs services en proposant d'autres supports, améliorer leurs prestations ou leur promotion en utilisant, par exemple. des outils du Web 2.0. Mais le cœur de leur métier n'est pas transformé.. ou ne l'était pas car il est probable que la révolution s'approche.

Deux exemples pris dans l'actualité l'illustrent : la structuration progressive de l'économie de la musique enregistrée ; les dernières annonces d'Amazon. Je ne prétend pas qu'ils montrent la seule voie des évolutions en cours, mais ils me paraissent caractéristiques des interrogations à se poser à moyen terme pour les bibliothèques publiques.

On le sait l'économie de la musique enregistrée subit actuellement une révolution radicale avec le Web. Sans entrer dans l'analyse, par ailleurs très largement documentée, les derniers épisodes montrent une évolution progressive vers un modèle de licence selon des modalités variables. Parmi d'autres, on trouvera chez Pierre Mounier un bref rappel de la situation (ici). Cette évolution n'est pas sans rappeler celle des éditeurs scientifiques.. sauf qu'ici les bibliothèques publiques perdent non seulement la gestion des collections mais aussi, et contrairement aux BU, la gestion de l'accès qui passe directement par les opérateurs de téléphone ou Apple, via le iPod. Voilà donc une menace réelle pour les services de musiques des bibliothèques publiques et, si les premières informations se confirment, un repositionnement nécessaire.

Amazon vient d'annoncer, coup sur coup, l'ouverture, plutôt la modification, de deux services, l'un d'impression à la demande, l'autre de commande de produits directement par SMS. On trouvera, par exemple, chez Virginie Clayssen une présentation de l'une et l'autre. Les analyses et commentaires s'attardent pour le moment à mesurer les conséquences sur les acteurs commerciaux de l'économie du livre. Mais les conséquences, si encore une fois ces services se développent, risquent d'être importantes, et peut-être positives pour les bibliothèques publiques. Quel est l'endroit en effet où l'on peut feuilleter, et même emprunter gratuitement un nombre considérable de livres, parfois même indisponibles chez les libraires ou éditeurs ? Il y a une forte complémentarité entre les collections accessibles des bibliothèques publiques et l'évolution des prestations à distance de Amazon. Les premières autorisent l'expérimentation, les secondes d'appropriation à une échelle jusqu'ici inaccessible.

Deux remarques pour conclure :

  • Une fois encore, on voit que le Web-média emprunte nombre d'éléments au modèle bibliothéconomique.
  • Les bibliothèques sont d'abord des lieux du visuel et du tangible. La musique n'y a trouvé sa place que lorsqu'elle est devenue (provisoirement ?) matérielle et silencieuse, c'est à dire inscrite sur un objet.