Temps libre.. et amnésie
Par Jean-Michel Salaun le samedi 30 août 2008, 09:31 - Socio - Lien permanent
La fondation Edge, dont l'objectif est de favoriser le débat intellectuel aux USA, a mis en ligne une conférence de Clark Shirky prononcée à Web 2.0 expo en avril dernier.
Clay Shirky, “Edge: GIN, TELEVISION, AND COGNITIVE SURPLUS,” dans (présenté au Web 2.0 Expo, San Francisco, 2008), ici.
Voici un extrait (trad JMS) qui en résume bien le propos :
A l'issue de la deuxième guerre mondiale, une foule de facteurs, comme la hausse du PIB, la hausse du niveau de scolarité et du niveau de vie, a forcé le monde industrialisé à prendre en compte quelque chose de nouveau : le temps libre. Beaucoup et beaucoup de temps libre. La taille agrégée de temps non organisé parmi la population éduquée a enflé, jusqu'à représenter des milliards d'heures par an. Et que nous faisions de ce temps là ? En général, nous regardions la télévision.
Tout d'abord, la société ne savait pas réellement quoi faire avec ce surplus (c'est ce qui en faisait un surplus). Alors nous avons du trouver quelque chose à faire avec ce soudain excédent d'heure de reste. Les séries TV ont été notre Gin, une réponse toute faite à la crise du temps libre. La télévision est devenu un travail à mi-temps pour la plupart des citoyens du monde industrialisé. à une moyenne de 20h par semaine, chaque semaine, pendant des dizaines d'années.
Aujourd'hui donc, pour la première fois de son histoire, les jeunes regardent moins la télévision que leurs ainés, et la raison de ce déclin est la concurrence du partage du temps libre avec un média qui autorise une participation sociale active, pas simplement une consommation passive et individuelle.
La valeur dans le média ne vient plus des sources, mais du flux; lorsque nous mettons ensemble nos surplus cognitifs, cela créé une valeur qui n'existe pas quand nous opérons seuls. Le déplacement de l'audience télévisuelle vient de personnes qui utilisent leur temps pour fabriquer des choses et de faire les chose, parfois seuls, parfois ensemble, et de partager ces choses avec d'autres.
La thèse est séduisante, et elle a visiblement séduit si l'on en croit son écho. Pourtant elle est, sinon complètement fausse du moins largement simpliste. Et surtout, comme c'est malheureusement courant chez les analystes actuels du numérique, persuadés que le Web fait table rase du passé et passablement agaçants, elle oublie de se demander si, par hasard, il n'y aurait pas eu des recherches sur ces questions par le passé. Or, il y en a eu, beaucoup et pas des moindres.
Le plus célèbre, peut être, des sociologues à avoir travailler sur le temps libre est Français : Joffre Dumazedier, mort il y a peu en 2002. Voici des extraits d'une conférence qu'il a donné dans un colloque en son honneur :
Il me faut rappeler tout d'abord l'énorme malentendu qui a accueilli mon livre de 1962 : va-t-on «Vers une civilisation du loisir?». La plupart des commentaires ont oublié le point d'interrogation pour traduire que nous sommes déjà dans une civilisation du loisir. Je n'ai jamais écrit cela. (..)
Ce livre a eu curieusement un grand succès fondé probablement sur un malentendu. Il a été tiré à environ un million d'exemplaires aux éditions du Seuil. (..)
C'est pourquoi j'ai abandonné provisoirement les problèmes d'une civilisation du loisir pour tenter de révéler d'abord les dimensions culturelles au sens anthropologique du temps libre dominé à plus de 80% par un loisir d'expression de soi.
C'est en 1988 que j'ai décidé de rassembler différents faits sociaux et statistiques autour de «La révolution culturelle du temps libre». C'était pour démontrer, révéler comment les valeurs et contre-valeurs du loisir en tant que temps social dominant du temps gagné sur le travail, changeait notre culture quotidienne au sens anthropologique du terme : une foule d'activités autrefois réprimées par la convenance, la politesse ou la loi, osaient s'exprimer dans ce que certains appelaient «une société permissive» qui aurait été, pour eux, l'expression d'un «individualisme» destructeur du lien social. C'était, pour la sociologie du loisir, une interprétation parfois fondée mais c'était aussi oublier que nous assistions à une promotion sociale du sujet lui-même, de son individualité, dotée d'une nouvelle légitimité sociale. Cette promotion sociale oblige les institutions familiales, scolaires, professionnelles, sociales, à se transformer pour laisser à leurs membres individuels plus de libertés compatibles avec les normes nouvelles de l'institution. (p.31-32)
Anne-Marie Green, Les métamorphoses du travail et la nouvelle société du temps libre, Autour de Joffre Dumazedier, Rencontres sociologiques de Besançon . (L'Harmattan, 2000).
Ainsi, non seulement il est abusif de considérer que la télévision a rempli l'ensemble du temps libre, même si son influence a été et est toujours considérable, mais encore l'émergence d'un individu actif dans son temps libre et ses conséquences sur la société dans son ensemble, sont bien antérieures à l'arrivée du Web, qui plus est du Web 2.0. On pourrait plutôt dire que ce dernier a joué comme une caisse de résonance pour un mouvement déjà bien présent.
Pour le dire autrement, il n'y a pas de déterminisme médiatique, mais plutôt un accompagnement par les médias de mouvements sociétaux. On peut même faire l'hypothèse que le succès du Web a été favorisé, sinon initié par les changements culturels qui l'ont précédé. N'oublions pas qu'à son origine, la radio était interactive et qu'elle s'est imposée comme un média de masse.