Sociétés du savoir, vraiment ?
Par Jean-Michel Salaun le vendredi 20 novembre 2009, 11:54 - Lien permanent
Mon université, l'université de Montréal, est incapable, depuis plusieurs années, d'équilibrer son budget et fait face aujourd'hui à une dette cumulée de plus de 150 millions de $ canadiens. Il n'est pas besoin d'être un analyste financier chevronné pour comprendre que son avenir immédiat est sombre. Une consultation interne est lancée, intitulée curieusement «Baliser notre avenir», mais aucune solution à la hauteur du problème n'a jusqu'ici été présentée (ici). Au Québec et au Canada en général la situation des universités publiques est mauvaise (là)
Une des principales universités publiques des États-Unis, l'université de Californie à Berkeley fait face à une des plus grave crise de son histoire (v article du NYT). Une pétition s'adressant aux universitaires étrangers a été lancée (ici). Berkeley est loin d'être la seule université américaine en crise financière ouverte même si c'est peut-être la plus prestigieuse.
En France, on le sait, l'université a été le théâtre l'année dernière d'un très sévère conflit à propos d'une réforme contestée de ses structures. Un peu partout en Europe des flambées d'agitations apparaissent traduisant un malaise général dans les universités (là).
L'avenir des universités publiques dans les pays occidentaux parait bien incertain. Partout, les équilibres financiers fragiles craquent, mais le plus inquiétant de mon point de vue est l'absence de solution proposée en phase avec le devenir de la société et, pire, l'absence même de consensus dans les analyses et les diagnostics.
Comme mes collègues, j'ai été choqué par le discours présidentiel péremptoire sur les universités en France et le suis tout autant par le silence persistant des gouvernants canadiens et québécois sur le sujet. Mais je reste sceptique sur la critique facile, souvent entendue, d'une privatisation de l'université, d'une marchandisation ou d'une vente au grand capital. On accuse, par exemple, l'Union européenne de vouloir construire un marché de la connaissance (ici). Le processus de Bologne a eu pourtant l'immense mérite de tenter, sinon de réussir, d'harmoniser les processus et les diplômes à l'échelle du continent, chose qui va de soi en Amérique du nord. Inversement, on loue le discours inaugural plein de bons sentiments de la première présidente de l'université de Harvard (ici) dont pourtant la plus grande partie de l'emploi du temps est consacrée à la levée de fonds privés. La seule dialectique logique privée/logique publique permet peut-être des mobilisations de terrain, des effets de manche dans les AG, ou des billets ravageurs mais ne tient pas la route pour analyser la situation financière des universités, surtout quand on se lance dans une comparaison internationale.
Dans le même temps, je constate à ma petite échelle que nous avons des professeurs passionnés, compétents et dévoués, que nos étudiants travaillent, qu'ils n'ont sans doute jamais été aussi bien formés à leur profession future.. et même qu'à l'EBSI nous n'en avons jamais formé autant qu'aujourd'hui. Tout ne va donc pas si mal. Je constate aussi qu'une part de plus en plus grande de la création, la circulation et l'échange de savoirs passe par le web qui est un formidable accélérateur dans ce domaine. C'est une opportunité extraordinaire pour l'académique et, en même temps, s'il y a un risque de marchandisation ou d'encadrement du savoir, c'est beaucoup plus de ce côté que je m'inquièterais (ici).
Il y a donc un hiatus entre le micro, le travail du terrain, et le macro, la gestion et le système général des universités. Il est paradoxal que les institutions du savoir ne soient pas capables de le comprendre et de l'analyser, mais les cordonniers.. Aujourd'hui la science ne peut se concevoir qu'à une échelle internationale, c'est donc à cette échelle qu'il faut raisonner. La première étape, me semble-t-il, serait d'avoir une analyse lucide, globale et internationale, exempte des pesanteurs idéologiques, sur l'économie de l'université. Elle devrait être confiée à de grands noms respectés des académiques. Il leur faudra prendre du temps et du recul.
Sans juste diagnostic, il est impossible de se faire une tête et de poser des actions utiles. Celui-ci servira l'ensemble des pays, car la crise financière et gestionnaire de l'université est largement partagée et, même si la concurrence est sévère, la coopération est aussi la règle. Peut-on coopérer entre partenaires sinistrés ?
N'est-il pas aussi paradoxal que des gouvernants qui ne parlent que de société et d'économie du savoir ne soient pas capables de faire de cette question une priorité ?
Commentaires
Sans vouloir entrer dans le fond du sujet, je pointe juste vers la réflexion que mène le MIT sur sa transformation, que j'avais signalé dans ma veille : Le MIT a lancé une grande consultation de planification afin de réduire ses dépenses de moitié d'ici 3 ans (les faisant passer de 100 à 50 millions de dollars par an). Le rapport préliminaire est désormais accessible en ligne - http://ideabank.mit.edu - et propose de nombreuses idées, comme créer une place de marché pour optimiser l'espace sur le campus, lancer un programme d'été pour les non-étudiants, rationaliser et numériser les procédures administratives.
http://www.technologyreview.com/bus...
Merci Hubert pour cet intéressant signalement.
J'ai aussi remarqué le rapport Juppé-Rocard, qui vient d'être mis en ligne, fait la part belle à l'enseignement supérieur et au numérique (première et septième priorités d'investissement) : Investir pour l'avenir:Rapport sur les priorités stratégiques d'investissement et sur l'emprunt national. http://www.elysee.fr/download/?mode...
Mais avant même d'être lu, on lui a déjà fait le procès d'être vendu aux intérêts privés : http://science21.blogs.courrierinte...
Salut Jean-Michel,
Sur les "mérites" du processus de Bologne, et si tu ne l'as pas déjà visionnée, je te recommande chaudement la conférence de Geneviève Azam :
http://www.dailymotion.com/video/x8...
Salut Olivier,
C'est en effet un très bel exemple d'un discours d'AG pré-construit à partir d'un a priori : Bologne = Globalisation qui lui-même serait un «projet néo-libéral», tout à fait fantasmagorique, avec en particulier une erreur fondamentale qui consiste à confondre logique économique et logique de marché. Cela me rappelle les années 70, je le sais j'ai moi-même beaucoup donné dans cet esprit. Tout y est avec la conspiration des lobbies souterrains. L'ensemble du raisonnement est une construction artificielle sur des jeux de mots. C'est même assez déplaisant dans la diabolisation du vocabulaire.
Je persiste : Dire que l'université est soumise à la logique du marché est une niaiserie, comme on dit au Québec. Pour maintenant connaitre assez bien plusieurs systèmes universitaires des deux côtés de l'Atlantique, je me demande vraiment comment peut-on défendre qu'elles sont soumises au marché. Sans doute, les universités ont une économie et heureusement, sinon elles ne pourraient pas tourner. Sans doute, dans certaines de leurs dimensions, on peut trouver, de façon très différente selon les systèmes, des éléments de marché. Aucun n'est dominé par une logique de marché, mais très largement par une logique publique ou collective, cela ne signifie pas pour autant que ces systèmes soient cohérents et efficaces.
Un petit clin d'œil pour terminer: notre collègue prétend qu'un bien économique est un bien rare, alors que la connaissance se partage et donc ne serait pas un bien économique. Sa vidéo est donc dans cette logique librement accessible sur le web.. précédée par une superbe publicité pour de la bière ;-).
Bonjour,
A propos de "l'effet de Bologne", comme toi je ne crois pas au complot néo-libéral à ce propos, bien que certains aient pu en saisir l'oportunité. Je constate néanmoins qu'il provoque des effets collatéraux, que j'ai (succinctement) développé ailleurs (http://pedagogieuniversitaire.wordp...).
Le fait que les systèmes universitaires, des deux côtés de l'Atlantique, soient confrontés à des problèmes économiques est néanmoins significatif. Avec d'un côté un système largement fondé sur le fund-rising (nord-américain) et d'autre part basé sur un subventionement étatique (européen) bien que cela soit une simplification éhontée, le fait qu'ils soient tous les deux confrontés aux mêmes problèmatiques économiques (au sens large de gestion), me fait soupçonner que le problème de fond est ailleurs, en particulier une question d'échelle qui fait que nous n'avons jamais formés autant d'étudiants à ce niveau et que la destination des étudiants universitaires n'est plus l'université elle-même ou l'enseignement supérieur (ce qui était le modèle des années 50-60) mais le marché. Je n'ai pas de réponses, mais je suis certain d'une chose, c'est que les écoles supérieures doivent sérieusement se poser des questions (en particulier celle de l'adéquation de leur modèle).
Salut Jean-Daniel,
Merci pour ta remarque et l'intéressant lien sur la discussion sur l'application de Bologne dans les universités suisses.
Une petite nuance. Dans les deux exemples que j'ai donnés (Montréal et Berkeley) ce n'est pas vraiment la récolte de fonds qui pose problème. À l'université de Montréal elle est marginale et à Berkeley, le problème vient de la faillite de l'Etat Californien.
Mais je crois que tu as raison de pointer un problème de gestion commun, malgré des modèles de financement très différents à l'intérieur des deux continents et entre les continents. Ton hypothèse d'une incapacité à percevoir le changement de fonction de l'enseignement supérieur est peut-être la bonne. Je dois dire que les questions posées dans ta discussion suisse sur l'évaluation me paraissent déjà prises en compte à l'EBSI. Pour autant, les modalités de financement de l'université de Montréal ne correspondent à l'évidence pas à son activité.