L'anonymat de la lecture
Par Jean-Michel Salaun le mercredi 25 novembre 2009, 02:19 - Juridico - Lien permanent
Hubert Guillaud signe une nouvelle fois un excellent éditorial sur InternetActu sur «La valeur sociale de la vie privée» Voici sa conclusion (la citation est tirée d'un article de D. Solove) :
L’argument du rien à cacher “s’impose en excluant l’examen d’autres problèmes relatifs à la vie privée posés par la surveillance gouvernementale ou par les programmes d’exploration de données. Il force le débat à se concentrer sur une conception étroite de la vie privée. Mais face à la pluralité des problèmes de vie privée que cause la collecte de données et leur utilisation au-delà de la surveillance et la divulgation, l’argument du rien à cacher, à la fin, n’a rien à dire”.
C’est donc bien dans une tension démocratique, dans un rapport de force mais aussi de confiance que se situent la confidentialité des données et le respect de la vie privée. Plutôt que d’agir à court terme et avec avidité, en cherchant à restreindre les libertés par le développement d’outils de surveillance généralisés, nous avons plutôt besoin que les règles et les recours soient mieux établis. Si l’on veut faire de la collecte massive, développer la vidéosurveillance, enregistrer tous les déplacements de chacun, développer le fichage, il est indispensable qu’en contrepartie nous ayons un meilleur accès à la collecte de données, de meilleures garanties quant aux règles qui régissent les processus afin qu’elles ne puissent être changées unilatéralement par exemple, de meilleures assurances et protections quant à la dissémination ou l’invasion.
Force est de constater que nos sociétés n’en prennent pas le chemin.
J'ajouterai que nous sommes tous concernés, non seulement comme victime potentielle de surveillance, mais aussi comme surveillant au petit pied nous-même. Voici, par exemple, une petite illustration très simple des tentations que peuvent provoquer les facilités de Google Analytics chez un professeur.
J'ai donné, il y a quelques temps, une journée de cours dans une formation en Suisse. Comme il s'agissait d'une intervention très concentrée, j'avais demandé aux étudiants de faire une lecture préalable à partir d'un billet de ce blogue.
Voici ce que je peux lire concernant la fréquentation de la page en question sur le territoire helvète dans les cinq jours précédents mon intervention :
Je sais, de plus que 28 personnes (ou plutôt 28 machines) sont allées voir la page, la majorité la veille de l'intervention. Et si on répartit la fréquentation sur le territoire suisse, on pourrait sans doute repérer sans difficulté qui a consulté et quand, et bien entendu qui n'a pas consulté.
Je n'ai rien d'un geek, j'ai réalisé cela en moins d'une minute. Cela pose à mon avis un problème d'éthique pour tous les professeurs qui utilisent les outils du web en pédagogie.
Et évidemment, il est facile d'imaginer ce que peuvent faire, à petite comme à grande échelle, ceux qui disposent des données complètes et des outils pour les exploiter.
Actu quelques heures plus tard
A. D'Alayer me signale un billet de Numérama :
L'utilisation de Google Analytics serait illégale en Allemagne
Commentaires
Salut Jean-Michel,
Peux-tu préciser (si tu en as le temps) en quoi cela te pose un problème d'éthique ? Il me semble que dans le cas que tu exposes on n'est pas dans le cadre de la surveillance non-consentie d'une lecture privée mais plutôt dans le suivi/vérification de l'application de consignes dans le cadre d'un exposé (cours) "public".
Pour le dire autrement, avant, pour voir si les étudiants avaient "fait leurs devoirs" on leur collait une petite interro ou on en prenait un "au hasard" et "au tableau", aujourd'hui, on peut rendre "pédagogique" (au sens d'accompagnement) le suivi des consignes en amont et/ou en aval d'une séance de cours. Je voie mal en quoi cela pose une problème éthique.
Salut Olivier,
J'admets qu'il ne s'agit pas ici de lectures libres et que l'on peut arguer que le prof est un surveillant par fonction. Néanmoins, il y a à mon avis deux problèmes.
Le premier est que les étudiants ne sont pas conscients de cette surveillance potentielle. Le second est son caractère totalitaire. Il y a une grande différence entre une interro écrite aléatoire ou un étudiant au tableau au hasard et une surveillance systématique.
Si le premier problème peut être résolu par une information claire de la part du professeur, on peut sans doute faire confiance aux étudiants pour passer au travers des mailles, par ex en cliquant sans lire. Mais, d'une part je n'ai jamais vu nulle part un tel avertissement, d'autre part est-ce un argument satisfaisant ?
Bonjour,
Je serais à priori proche de la position d'Olivier, si c'est annoncé comme possible ce n'est ethiquement pas problématique.
Je vois par contre un autre problème, sous-entendu par Jean-Michel quant il signale qu'il a vu des "machines" consulter les articles. Le fait d'ouvrir le fichier n'implique pas sa lecture. La durée de la consultation n'est pas indicatrice de la lecture, qui a pu être effectuée après coup sur la base d'un téléchargement rapide. Ce qui est contestable c'est d'utiliser des indicateurs qui ne veulent rien dire.
Même quand on a un feed-back, c'est difficile. J'ai demandé à mes élèves de la HEG de Genève d'alimenter une Wiki sur le cours que je leur donnais à titre de "notes de cours partagées", à l'usage, la nature du Wiki rend quasi impossible une évaluation individuelle, et ma seule conclusion honnête serait de dire "la classe a suivi le cours".
Pour conclure, je crois que les outils technologiques produisent des indicateurs (au sens d'indices) intéressants, mais que l'état de le technologie (surtout mentale) et bien en deçà de ce que l'on phantasme comme possible en matière de contrôle réel.
Amicalement.