Quelle richesse des réseaux ?
Par Jean-Michel Salaun le lundi 21 décembre 2009, 17:04 - Télécom - Lien permanent
«La richesse des réseaux» est le titre d'un livre fondateur de Yochai Benkler qui vient d'être traduit en français et publié par les Presses universitaires de Lyon et dont InternetActu propose l'introduction en ligne (ici).
Hubert Guillaud en résume ainsi la thèse qui participe de l'utopie généreuse qui porte l'internet : Pour lui, l’enjeu de la société de l’information repose tout entier sur la transformation du mode de production de l’information, de la communication et de la connaissance. L’émergence de l’économie de l’information en réseau nous permet de faire davantage “pour et par nous-mêmes”. Elle réorganise en profondeur l’espace public et vient contrarier l’hégémonie de la production marchande et propriétaire que nous connaissions dans la sphère de la production du savoir, de l’information et de la culture. Une transformation qui constitue, pour lui, une opportunité unique à saisir pour nos démocraties et notre société.:
On pourra aussi écouter une brillante présentation du livre, admirative et critique, de Dominique Cardon sur l'émission de France Culture Place de la toile (ici, 2ème partie de l'émission à partir de la 39ème minute).
Malheureusement, je ne suis pas sûr que l'utopie en question, même si elle garde toute sa pertinence d'un point de vue socio-politique, corresponde aujourd'hui à l'évolution économique réelle du réseau des réseaux, particulièrement celle que l'on observe dans ces toutes dernières années et qui risque bien de s'accélérer encore à l'avenir.
Une étude du trafic de l'internet présentée en octobre donne un éclairage cru sur les ruptures en cours en levant en passant quelques fausses idées reçues.
Craig Labovitz et alii, “2009 Internet Observatory Report,” Octobre 19, 2009, Nano 47. Diapos, vidéo. On trouve aussi un commentaire intéressant de l'étude dans Wired d'oct 2009, notamment sur la position de Google ici, résumé en français par un geek sur Le Post (là). Voir aussi cette autre présentation (là)
L'étude s'appuie sur l'observatoire du trafic en temps réel le plus complet à l'heure actuel, Atlas (voir présentation ici) mis en place par la société de sécurité Internet Arbor Networks.
Ce qui frappe d'abord, c'est la rapidité des changements quantitatifs et qualitatifs, notamment à cause de l'importance prise par les méga-centres de données. En deux années, par exemple, Google est passé d'une concentration de 2% du trafic internet à plus de 6%. Par le jeu des trafics entre centres de données et des négociations occultes, il semblerait que YouTube, pourtant très gourmand, n'ait plus besoin d'acheter de la bande passante. D'une façon générale le trafic semble de plus en plus capté par de très grands opérateurs, transformant radicalement la structure anarchique fondamentale du réseau internet, celle justement que vante Y. Benkler.
Les conclusions de l'étude sont résumées ainsi par l'orateur, le terme «consolidation» doit être compris dans son sens économique, c'est à dire : concentration, renforcement (trad. JMS) :
1. Consolidation des contributeurs de contenu
- Le contenu se déplace à l'extérieur des entreprises pour rejoindre des agrégateurs
- Consolidation des grands propriétaires de l'internet
- Aujourd'hui seulement 150 fermes de serveurs (ASN) font 50% du trafic (contre 30.000 en 2007)
2. Consolidation des applications
- Le navigateur est devenu l'application dominante pour accéder au net (courriel, vidéo)
- Les applications passent sur Http et Flash
- Toutes les autres applications sont en déclin (sauf les jeux et le VPN)
3. Évolution du cœur de l'internet et des innovations économiques
- La majorité du trafic est maintenant entre le consommateur et les contenu
- Le marché se tourne vers les services à haute valeur ajoutée (MSSP, VPN, CDN, etc)
- On expérimente de paiement au flux
- On expérimente le paiement du contenu
(MSSP : Infogérance de services en sécurité ou Managed Security Services Providers. VPN : réseau privé virtuel Virtual Private Network. CDN : Content delivery network réseaux d'ordinateurs reliés pour mettre à disposition du contenu ou des données.)
Une autre diapositive souligne les points suivants (trad JMS) :
- L'internet est à un point d'inflexion
- La priorité passe de la connectivité au contenu
- Les anciens modèles économiques généraux de l'internet sont en train de changer
- Des nouveaux entrants redéfinissent et reconstruisent la valeur de la connectivité
- Les nouvelles technologies redéfinissent le réseau
- Le Web pour les applications de bureautique, l'informatique dans les nuages, les réseaux d'ordinateurs (CDN)
- Ces transformations produisent de nouveaux enjeux commerciaux, de sécurité et d'ingéniérie
- Nous n'en sommes qu'au tout début..
L'économie du Web-média continue de murir..
Commentaires
Jean-Michel,
Le réseau se concentre, et ses acteurs majeurs (que j'appelle les "vecteurs") s'étendent à partir de ces points de concentration sur tout la chaîne de valeur. C'est Orange devenant télévision et produisant des films ; c'est Bing négociant l'exclusivité des "programmes" de Murdoch ; c'est Adobe qui veut définir le modèle de DRM pour les livres électroniques ePub ; c'est Apple qui prépare sa "tablette" de lecture adaptée à la BD... quand dans la même temps Steve Jobs est le premier actionnaire privé de Disney qui vient, comme c'est bizarre, de racheter Marvel Comics ; c'est l'extension d'Amazon sur tous les marchés au point d'inquiéter WallMart ;... (et tu remarqueras que j'évite de prononcer "Son" nom, en fidèle Poudlardien ;-).
Mais le vectorialisme est un modèle économique complexe, qui mélange "monopole" (ou disons quelques oligopoles) et "facilitateurs" (suivant le terme utilisé par Michel Bauwens : "enablers"). Pour développer les formes de concentration liées à leur valorisation économique, les vecteurs doivent "offrir" leur infrastructure aux millions "d'abeilles" que sont les individus producteurs de contenu.
Ce dont traite Yochaï Benkler est simplement de cette deuxième partie : que font les gens quand ils peuvent utiliser les outils de production et diffusion qui, même s'ils n'ont pas été prévus pour cet usage, leur permettent néanmoins de coopérer et de produire en partenariat. En substance, l'investissement (réseau + poste de travail) est réalisé dans le cadre d'une consommation "traditionnelle" auprès des web-médias. Mais si l'on regarde du point de vue de la production de nouveaux biens informationnels et services (coordination souple, mobilisation démocratique et autres inclus), cet investissement est donc "nul". Ce qui est une fantastique capacité offerte dans les mains des usagers.
Reste à traiter la question du financement du "travail vivant", de cette énergie créatrice et organisatrice. Pour l'instant, cela est laissé de côté par Yochaï Benkler, car il faut mesurer l'ampleur de la transformation sociale établie pour trouver les réponses adaptées. Mais c'est par exemple Philippe Aigrain, un adepte des théories de Benkler, qui les a le premier popularisées en France, qui essaie d'inventer des formes techniques (et statistiques) pour valider la "licence légale" dans son livre "Internet et Création".
Donc, tu as raison, l'économie du web-média est bien le moteur qui génère les flux financiers et appelle à la construction d'une infrastructure (nuages de serveurs + réseau). Mais la dimension inter-personnelle, coopérative et d'auto-production, qui est présente depuis le début de l'internet, ne me semble pas pour autant en voie de disparition. C'est ce qui justement différencie la nouvelle situation d'avec les modèles de concentration du capitalisme industriel. Et qui a mon sens justifie qu'on utilise un nouveau terme (j'ai proposé "vectorialisme", mais on peut trouver mieux) pour repérer le caractère multiforme des changements.
Salut Hervé,
Il y a une autre façon, beaucoup plus traditionnelle, de lire la dualité que tu décris. Dans les industries de la culture et de l'information, basées fondamentalement sur l'innovation à la fois de service et de contenu, la structure classique d'une industrie installée est celle dite de «l'oligopole à franges», quelques firmes dominent d'innombrables petits entrepreneurs très dynamiques et fragiles, porteurs de l'innovation. Sous différents types d'organisation, on trouve cette structure dans le livre, la musique, la presse, le cinéma, la télévision, la publicité..
On peut penser que l'on assiste à la mise en place progressive de ce type de structure sur le Web qui aboutira petit à petit à des formes de rémunération des contenus. L'argument mille fois répété d'une information gratuite car infiniment copiable, n'est pas très convaincant. En effet, il est vrai depuis les débuts de «l'information consignée» (records) comme on dit à l'EBSI. Par exemple, le droit d'auteur a justement été inventé pour le contrer. Et tous les médias ont démarré par cette phase de bouillonnement généreux où la parole se libérait. Simplement le Web la gère à l'image de la société d'aujourd'hui, multiculturelle, migratoire, spectaculaire, éduquée..
Personnellement j'aimerais être aussi optimiste que Y Benkler, mais avec l'âge j'ai peut-être un peu perdu de la foi dans les utopies. Cela n'empêche pas de trouver cette période absolument fascinante.
Bonjour,
Je crois que vous avez les deux raison, la structuration de ce marché n'étant pas encore aboutie, l'un et l'autre des pronostics peut se réaliser. Cependant il faut effectivement bien distinguer réseau et réseaux. Le réseau physique, de par son système d'investissement (investissment initial élevé devant être amorti sur un grand nombres de consommateurs) continuera de fonctionner dans le modèle à frange. Par contre les réseaux sociaux, qui forment la couche de contenus maitrisées par les individus s'appuyant sur cette couche "physico-logicielle" répond a un autre modèle de marché (longue traine, mais pas seulement, les modèles sont là encore à inventer). Un point crucial est l'articulation entre ces deux couches de réseaux.
Je partage le pessimisme de JMS quant à l'avenir de ces réseaux "créatifs" et leur viabilité. On peut parfaitement imaginer que les gros acteurs laissent la masse des individus s'y engouffrer "gratuitement" (ne pas oublier qu'il n'y a effectivement que 5% de créateurs, 10% de dialogueurs, et 85% de suiveurs, dont il faut soustraire les déconnectés) pour ensuite "taxer" ce trafic induit au moment où il sera devenu indispensable dans les usages.
C'est ce danger induit qui fait s'agiter certains qui visent à nationaliser les réseaux (physiques) mais il faudrait en fait plutôt les mondialiser (vu les défauts de gouvernance mondiale manifestés entre autre à Copenhague, on en est pas encore là), les plus hardis utopistes parleront de "mondialiser" Google... (oui c'est la fin de l'année, on peut rêver).
2010 s'annonce donc passionnant sur ce théâtre.
Bonjour Jean-Daniel,
Je crois que tu as raison de souligner la différence entre réseaux physiques et réseaux sociaux, contenant et contenu. Les uns et les autres sont articulés et pourtant soumis à des logiques différentes. L'histoire des médias montre des influences variables entre les deux couches selon leur maturité et surtout selon les acteurs industriels en présence. Pour le web-média, la nouveauté de ces dernières années réside, semble-t-il, dans la position de plus en plus importantes prise par les centres de données. L'enjeu économique principal de ces centres pour le principal joueur, Google, me parait le suivant :
- d'une part prendre la main sur les flux audio-visuels en maîtrisant les coûts de la bande passante et n'oublions pas que les jeunes générations sont des enfants de la télé et même des enfants d'enfants de la télé. Le marché du contenu à terme est là, même si aujourd'hui le web a encore du mal à le monétiser.
- d'autre part prendre la main sur les flux d'informations des entreprises et organisations, il y a là un marché concurrent des télécoms et de la bureautique potentiellement énorme car particulièrement solvable.
Dans ce contexte, le reste des services et fonctions sert à financer la guerre par la captation du marché publicitaire au travers des requètes. Celui-ci, qui ressemble de plus en plus à un vrai hold up grâce à une position dominante acquise avec une grande habileté, constitue un butin qui permet de casser les prix sur les deux marchés précédents. voir :
http://blogues.ebsi.umontreal.ca/jm...
Mais la guerre est loin d'être gagnée par Google. Il semble, en effet, que les autres gros joueurs aient enfin pris la mesure des enjeux.
http://blogues.ebsi.umontreal.ca/jm...
Alors, que devient l'utopie initiale de l'internet ? Tout d'abord on ne peut que souligner une grande naïveté de la plupart des porteurs de l'utopie qui ont fait le lit de cette concentration. Ensuite, il me semble que des nouvelles formes de médias vont progressivement s'installer, mais, sans doute, elles ne pourront trouver une économie que lorsque les principales batailles seront réglées. Et tu as raison, nous manquons cruellement d'une régulation mondiale dans ce domaine qui devrait réformer au moins deux dimensions : les droits d'auteur et la protection des données privées.
Il n'y a pas de hardiesse, à mon sens, à considérer que le caractère mondial du moteur de recherche de Google lui confère des responsabilités de "commodity" : neutralité, ubiquité, permanence du service.