Économie de la conservation numérique
Par Jean-Michel Salaun le jeudi 29 avril 2010, 02:13 - Éco - Lien permanent
Le Blue Ribbon Task Force on Sustainable Digital Preservation and Access (que l'on peut traduire par le groupe de travail sur les politiques publiques de conservation et d'accès numérique), lancé il y a deux et demi par la NSF et la fondation Mellon (en collaboration avec la Bibliothèque du Congrès, JISC, le CLIR et les Archives nationales US) vient de publier son rapport final :
Blue Ribbon Task Force Final Report, Sustainable Economics for a Digital Planet: Ensuring Long-Term Access to Digital Information, February 2010. ici Le site propose aussi une bibliographie sur le sujet.
Le rapport n'aborde pas la technologie, mais les politiques et surtout pour le thème de ce blogue l'économie du processus. Il s'agit plus d'une étude théorique, un cadre de réflexion, que d'une analyse de terrain et on peut regretter l'absence de données empiriques qui auraient donné du corps et du poids aux arguments. Néanmoins les réflexions de cette nature sont rares et donc précieuses.
Pour ce billet, j'ai retenu les quatre caractéristiques économiques de la conservation numérique (en italique, ce sont des citations du rapport, Ch2 p.24-30 trad JMS) :
1. La demande pour une conservation numérique est une demande dérivée
Autrement dit, la demande n'est pas directe, on ne conserve pas pour conserver, mais pour donner accès à l'avenir à des informations numériques. Cette caractéristique n'est pas très originale, ni propre au numérique. C'est le cas de nombreux biens et services en économie, en réalité toutes les matières premières ou encore les biens intermédiaires. Mais elle a des conséquences, notamment que le marché n'est pas toujours capable de réguler cette activité :
Parce que la conservation est une demande dérivée, la décision de conserver viendra en définitive de la valeur perçue associée au matériel numérique dans le temps.
2. Les matériaux numériques sont des biens durables dépréciables
Un bien durable dépréciable est quelque chose qui dure longtemps en produisant de la valeur continuellement, mais la qualité et la quantité de cette production peut décliner si des actions ne sont pas engagées pour maintenir la viabilité ou la productivité du bien. (..)
Parce que le matériel numérique est un bien durable dépréciable, on doit faire continuellement des investissements pour leur maintenance si l'on peut soutenir leur possibilité de créer de la valeur dans le temps.
3. Les biens numériques sont des biens non-rivaux et autorisent les passagers clandestins
Cette caractéristique est bien connue des économistes de l'information.
Les biens numériques sont des biens non-rivaux, car il suffit qu'un acteur conserve un bien, il l'est pour toute intention ou objectifs conserver pour tous. Dans ces circonstances, l'incitation pour un seul acteur à assumer les coûts de la conservation est affaiblie, puisque les autres pourront profiter gratuitement des bénéfices.
4. La conservation numérique est un processus dynamique qui dépend du chemin suivi
Cette caractéristique est la plus originale et la plus spécifique au numérique et donc la plus intéressante. Dans l'analogique, le processus de conservation venait en fin du cycle de vie du bien, c'est à dire à la dernière étape du circuit classique de création-production-diffusion. Dans le numérique, chaque étape peut influer sur le processus de conservation et celui-ci implique des décisions à chaque stade.
Le fait que les décisions de conservation dépendent du chemin suivi signifie que les décisions peuvent influer à chaque moment les conditions futures et déterminer l'éventail des choix futurs.
Malgré l'intérêt de cette réflexion, il me semble qu'il lui manque le plus important, c'est à dire une interrogation sur la nature économique de la valeur de la conservation. Les propos sur cette question (p.20) auraient pu être plus approfondis, notamment en faisant référence par exemple à l'économie de l'assurance.
Le chapitre suivant présente la répartition des responsabilités et des rôles en soulevant les enjeux qui se posent à chaque étape.
L'ensemble est illustré sur quatre domaines d'application (ch4) : le discours scientifique, les données de la recherche, le contenu culturel commercial et le contenu produit collectivement sur le Web. L'intérêt du rapport est de fournir un cadre d'analyse et de réflexion.
Commentaires
Bonjour, les publications de ce niveau sont rare, profitons-en pour y réfléchir. Quelques remarques:
La demande […] est une demande dérivée
La différence réside dans le fait que la demande dérivée des documents numérique représente un coût actuel et régulier (condition de l’assurance de sa pérennité) sans que l’on sache si ce coût abouti à une utilité (l’accès à l’information) alors que l’accès au document analogique induit un coût « à la demande », lorsque l’on a effectivement besoin de l’information. Coût qui peut être différé mais qui se justifie par l’utilité au moment de l’accès.
Les matériaux numériques sont des biens durables dépréciables
Il faut également faire des investissements pour assurer la durabilité des documents analogiques mais ils sont moindres que pour les documents numériques. Bien qu’il existe de nombreuses études sur le numérique (pour une revue de la littérature à ce sujet, voir ma récente communication au congrès des archivistes européens sur l’archivage digital : http://regarddejanus.wordpress.com/...) il y a peu d’étude de coûts sur le long terme pour les documents analogique, qui nous permettrait de faire la comparaison (un beau sujet de diplôme à l’EBSI ?). De plus, le monde commercial voit cela avec un horizon temporel de 10-20 ans alors que les archivistes et le secteur public ont une vision au moins séculaire de la conservation. La maîtrise des coûts à de telles échéances est actuellement une gageure.
Les biens numériques sont des biens non-rivaux […]
C’est là tout l’objet des débats autour de Google-Livres. Je n’ai cependant pas vu à ce jour une étude qui quantifierait d’un côté le coût des exemplaires multiples conservés analogiquement dans les bibliothèques (inclus les frais de communication), versus le coût d’un nombre limité d’exemplaires numériques conservés à long terme et accessible en livre service sur le web. Si le gain se révélait important, je ne vois pas pourquoi les institutions publiques ne s’y consacreraient pas, excluant par là la merchandisation de cette fonction (on peut rêver…). L’obstacle est la double distribution : commerciale (= droit d’auteur) et publique (= fair use) d’un même objet, qui était gérable en mode papier et qui est intenable en mode numérique.
La conservation numérique est un processus dynamique […]
Le problème avec la conservation de l’information à long terme est que nous ignorons quels seront les usages (le plus souvent dérivés) qui en seront fait lorsque sa valeur primaire (ce pourquoi il a été créé) est arrivée à échéance (échéance variant d’un jour à quelques années). Du côté des archivistes cela implique que plus un document/donnée doit être conservé longtemps, plus il doit être « équipé » de métadonnées qui en documente le contexte et plus la conservation est coûteuse (ces métadonnées de haut niveau nécessitant le travail d’humains qualifiés).
A bientôt.