Le web et l'espace public
Par Jean-Michel Salaun le jeudi 02 décembre 2010, 04:40 - Socio - Lien permanent
Toujours dans la continuité des billets précédents sur la troisième dimension du web et les différentes stratégies industrielles à l'œuvre, et au moment où le monde des médias bruisse de l'affaire WikiLeaks, il est bon de revenir à quelques fondamentaux de l'analyse. Pour cela je prendrai quelques extraits d'un excellent livre sur la naissance des médias modernes (le livre s'arrête en 1941 au moment de l'entrée des États-Unis en guerre) et une intervention plus récente du même auteur.
Paul Starr, The Creation of the Media, Basic Books., 2004, ici.
Paul Starr, “Statement to the Federal Communications Commission Workshop on the Future of Media and Information Needs of Communities,” Mars 4, 2010, là.
Deux extraits du livre (trad JMS). Le premier fait allusion à la notion habermassienne d'espace public à laquelle l'auteur n'adhère que partiellement, le second au début du vingtième siècle :
L'espace public public dans l'Europe moderne ne doit pas être confondu avec un idéal démocratique, comme si la raison avait atteint sa forme la plus élevée et cultivée parmi les arômes capiteux des cafés de Londres et les parfums des salons de Paris du dix-huitième siècle, pour glisser sur la voie de la dégradation au cours des siècles suivants. Alors que les débuts de l'espace public moderne représentaient un abandon du secret politique, il restait toujours socialement exclusif, limité par les pressions habituelles de l'argent et du statut, et régulièrement manipulé par les personnes au pouvoir. L'opinion publique a pu émerger comme une force nouvelle dans la politique, mais l'espace public, dont les États européens ont permis le développement dans le début des temps modernes, a fortement limité l'audience de cette opinion. Sauf dans certains domaines très limités, l'espace public n'a pas encore pu fournir à la société un moyen de gouvernance. p.46
La capacité des médias à exercer un pouvoir par eux même dépend à la fois de leur autonomie par rapport au pouvoir de l'État et de leur indépendance commerciale. Pour chacun des deux, l'Amérique a fourni au développement des médias un terrain fertile et quant à leur pouvoir, les médias ont été beaucoup plus avancés aux États-Unis que nulle part ailleurs : une presse puissante mais encore décentralisée, prônant un journalisme agressif et souvent porté sur le sensationnalisme ; une industrie du cinéma concentrée dans une poignée de sociétés qui dominaient les écrans aussi bien à l'étranger que localement ; et le seul réseau de radio-télévision significatif dans le monde, avec des centaines de stations locales et deux réseaux nationaux. Ces institutions ont été les signes avant-coureurs d'une époque où les médias sont devenus un facteur d'indépendance en politique aussi important, par exemple, que les partis politiques eux-mêmes qui avaient eu la haute main sur beaucoup d'entre eux. p.386
Extrait de l'intervention devant la FCC :
Les innovations dans les informations en ligne sont pleines de promesses, mais la tendance dominante est inquiétante. Le déclin à la fois de la publicité et de la distribution des journaux ne se renversera pas une fois la récession économique terminée. La presse survit grâce un lectorat vieillissant qui achète par habitude le journal et fait face à une perte catastrophique de lecteurs chez les jeunes adultes. Cette baisse n'est pas limitée aux seuls journaux. Entre 1998 et 2008 d'après les enquêtes du Pew Research Center le nombre d'Américains qui disaient qu'ils ne prenaient des nouvelles auprès d'aucun support au cours d'une journée moyenne est passé de 14 à 19%. Parmi les 18-24 ans durant la même période, il est passé de 25 à 34%.. Comme ces données le montrent, un environnement plus fragmenté se développe pour les médias où de plus en plus d'Américains n'ont plus accès aux nouvelles en partie parce qu'ils ne les croisent plus dans les journaux, ni à la radio, ni à la télévision.
Cette dernière citation est à mettre en relation avec cet autre billet.
Curieusement, il semble que P. Starr n'arrive pas à poursuivre son propre raisonnement sur notre période post-moderne en la considérant simplement dans la continuité des précédentes, sans en percevoir les changements qu'il analyse pourtant si bien pour celles-là. Je crois qu'il faut distinguer trois phénomènes interdépendants. D'une part la modification de l'architecture des médias par le web, d'autre part la stratégie des industriels et enfin la transformation de l'espace public, c'est à dire de l'échange public des idées qui l'accompagne. La question qui reste ouverte est de savoir quel sera le statut du document dans celui-là. Le modèle du journaliste avait mis en avant l'objectivité au vingtième siècle suite à l'histoire présentée par l'auteur. La transparence prendra-t-elle sa place au vingt-et-unième, avec quelles conséquences ?
Actu du 3 décembre 2010
Comparé à ses collègues des trois années précédentes, les revenus publicitaires de la presse américaine au 3ème trimestre de 2010 sont pour la première fois positifs voir ici.
Toutes les données sur la presse US sont accessibles sur la NAA là.