Je ne dirai jamais assez combien je suis redevable de la veille effectuée par Jose Afonso Furtado (ici). La majorité des billets de ce blogue sur l'actualité du numérique sont sans doute issus de son repérage. Merci donc à lui ! Dans la moisson d'hier, deux articles ont attiré mon attention car ils illustrent les dilemmes de l'industrie du livre dans son passage au numérique et expliquent sa résistance (pour la résistance du livre imprimé, voir aussi ici et ). Ils seront ici le prétexte pour avancer encore d'un petit pas dans l'analyse de l'économie du e-book, sans prétendre tout régler, les commentaires sont bienvenus.

“Ebooks: durability is a feature, not a bug | Technology | guardian.co.uk,” Mars 8, 2011, ici.

Morris Rosenthal, “Is Google Books Destroying Publisher Website Visibility?,” Self Publishing 2.0, Mars 8, 2011, .

Dans le premier article, l'éditorialiste, Cory Doctorw (par ailleurs responsable du blogue Boing Boing) s'insurge contre la prétention de HarperCollins à vendre aux bibliothèques des copies de livres numériques qui s'autodétruiraient au bout de 26 consultations. Il conclut (trad JMS) : Celui qui croit que cela pourrait arriver n'a jamais passé un peu de temps avec un bibliothécaire.

Dans le second billet, un petit éditeur numérique constate que son site devient invisible dans les recherches par Google, au profit principalement de Google-Books qui détient une copie de ses livres.

Pour bien interpréter toutes ces interrogations et hésitations dont nous n'avons ici que deux anecdotes parmi beaucoup, beaucoup d'autres, il faut revenir à la théorie du document (ici) que j'ai traduit en termes économiques pour l'exemple du livre dans le tableau ci-dessous :

Les_3_economies_du_livre.png

Un livre, quelque soit son format, a comme tout document trois dimensions indissociables, présentées sur le tableau en trois lignes. Et à chacune de ses dimensions est associée une économie qui privilégie un élément de valeur concurremment aux deux autres. Mais, il faut toujours avoir en mémoire que privilégier une dimension n'efface pas les deux autres qu'il faudra impérativement prendre en compte.

Si l'on raisonne par rapport à l'objet, la forme première ligne du tableau, alors nous sommes devant une marchandise ordinaire, même si elle a des caractéristiques originales, et une économie classique de vente de biens rivaux. L'édition s'est construite sur cette dimension. Elle a résolu le problème des deux autres dimensions d'une part par le droit de propriété intellectuelle (réduisant la non-rivalité de la deuxième dimension) et la saisonnalité des publications (pour gérer le temps de la troisième).

Maintenant si l'on raisonne par rapport au texte, nous sommes devant un bien non-rival. Seule une économie publique, collective peut se construire. Ce fut, et c'est encore, le domaine des bibliothèques qui mutualisent l'accès aux textes. Cette économie a réduit les difficultés liées aux deux autres dimensions par d'une part la réunion d'exemplaire (ici des prototypes) en un seul lieu et d'autre part les prêts ou consultations limitées dans le temps pour permettre le partage pour une collectivité donnée et limitée.

Concernant la troisième dimension, celle de la lecture, nous retombons dans une économie de biens (ou plutôt de services) rivaux, puisque l'attention du lecteur est limitée. Le livre imprimé gérant un temps long, n'était que peu concernée sinon du fait de la concurrence des autres médias sur le temps de loisir et donc de l'érosion lente de la lecture de livre. L'économie de l'attention a été exploitée à partir de la mise en place des médias modernes, presse d'abord, puis radio-télévision qui ont géré l'espace temps de «lecture» pour pouvoir le vendre à des annonceurs. Les choses ont changé sur le web qui est fondé sur une économie de l'attention à partir de l'activité de lecture elle-même (voir ici) et autorise aussi la diffusion de livres.

Beaucoup considèrent que le ebook, comme d'ailleurs l'ensemble des médias numériques, privilégierait la seconde dimension. Mais cette position suppose alors une économie publique ou au moins collective peu vraisemblable à l'échelle du web, sauf à refermer des écosystèmes sur des collectivités particulières capables de l'entretenir.

Les deux anecdotes citées en introduction illustrent les tâtonnements pour trouver d'autres voies. HarperCollins tente de décliner la première dimension sur les bibliothèques, ce qui est clairement absurde. La seule voie réaliste pour l'articulation entre l'édition numérique et les bibliothèques parait celle de la license sans restriction d'accès qui préserve le caractère de bien commun du livre à l'intérieur de la communauté desservie sans épuiser le marché pour l'éditeur à l'extérieur. Quant au positionnement des éditeurs par rapport à Google, il faut comprendre que ce dernier tend progressivement à accaparer l'économie de l'attention à son seul profit (ici). Google est un média qui devra bien un jour rémunérer les producteurs.. mais le plus tard et le moins possible.