Internet et le commerce du livre ancien (US vs Europe)
Par Jean-Michel Salaun le vendredi 17 juin 2011, 12:28 - Cours - Lien permanent
Ce billet a été rédigé par Christian Lacombe dans le cadre du cours SCI6355 sur l'économie du document de la maîtrise en sciences de l'information de l'EBSI.
John Wronoski, bibliophile de renommée, propose un état des lieux du commerce du livre ancien en Amérique depuis l’arrivée d’internet dans un article. Malgré une sombre vision de la profession en Amérique, depuis l’arrivée d’internet, JW pense que les libraires américains représentent un renouveau dans la profession. En Amérique, dit-il, il n’y a pas d’attache au passé, la population tout comme les professionnels sont tournés vers l’avenir et cela demande du courage et une volonté saine pour avoir une attitude neuve vis-à-vis d’une vieille profession. Il pense que, même s’il ne faut pas avoir peur des clients venant d’internet, la clientèle de base rétrécit à cause du manque de contact avec les livres via les bouquinistes spécialisés qui se raréfient. Alors que l’on peut remarquer la présence de plus en plus forte des maisons de vente dans le commerce du livre ancien en Amérique, on peut en même temps déplorer le manque de jeunes libraires qui ouvrent ou reprennent un commerce avec pignon sur rue. À l’inverse, on constate une surabondance de nouveaux libraires sur internet.
Depuis l’arrivée des plateformes sur le web, la librairie de livres anciens est à un moment critique de son histoire, car cette technologie modifie radicalement la façon de conduire les affaires. Aucun sujet ne préoccupe autant les libraires américains qu’internet assure JW. Certains libraires voient en cette technologie une possibilité d’atteindre un nombre infini de clients qu’ils n’auraient jamais pu rejoindre auparavant. Les libraires de livres anciens sont très soupçonneux, alors que les libraires généralistes (livres d’occasions mais pas nécessairement anciens) y voient un outil indispensable pour le commerce d’aujourd’hui. Pour ceux-là, internet révèle la valeur réelle des livres, il y a une uniformisation du marché. Pour les autres, internet met en relief l’ignorance du métier de libraire, car les informations consignées sur les notices ne sont plus fiables (copiage de notice pour des ouvrages différents).
JW fait référence à l’Antiquarian Booksellers' Association of America ABAA qui observe ce phénomène et s’inquiète, elle aussi, du manque de jeunes libraires de livres anciens en Amérique (moins de 10 libraires en dessous de 40 ans adhèrent à l'ABAA et à la Ligue Internationale de la Librairie Ancienne LILA). JW affirme qu’en Amérique le livre appartient à une technologie vue comme rétrograde. En effet, la possibilité pour un jeune libraire de se trouver un mentor est rare, les connaissances nécessaires demandent de nombreuses années de confrontation avec les vieux documents, ce qui n’est pas facile et les coûts d’installations sont excessifs. Des libraires canadiens et américains, déjà en fonction, pensent qu’il est beaucoup plus difficile de se forger une réputation et une personnalité avec les plateformes en ligne.
Alain Marchiset, libraire à Paris et président du Syndicat national de la librairie ancienne et moderne SLAM lui répond dans un entretien transposé en article. Le texte de JW serait révélateur de la différence de culture entre l’Amérique et l’Europe. AM le considère comme trop «apocalyptique». L’amateur du dimanche est une denrée courante en Europe et l’on peut remarquer la profusion de vieilles librairies avec leurs chineurs. Par contre, à l’inverse des États-Unis, les bibliothèques universitaires européennes ne sont plus des clients réguliers des librairies, car elles n’ont pas autant d’argent. De même il n’existe pas en Europe de grands mécènes correspondant au prototype américain qui constitue des collections de rêve. (J’aimerais pourtant rappeler ici que le manuscrit de L’histoire de ma vie de Casanova est entré récemment à la BnF grâce à la générosité -7 millions d’euros- d’un mécène «anonyme») AM rappelle que les européens ont refusé en bloc, lors du dernier congrès de LILA, de faire des bases de données de librairies de types : BIBLIOFIND ; BIBLIOCITY. Pour eux, le libraire doit préserver son style et sa spécificité, garder sa singularité en proposant des collections choisies très rigoureusement.
JW appelle à un renouveau du libraire en Amérique, mais il ne propose aucune piste. Je pense que la profession se transforme, que les livres rares seront peut-être moins recherchés par des «fétichistes» mais deviendront des valeurs de placement. AM assure que les libraires européens refusent en bloc l’idée de base de données, mais «tous» sont sur Abebooks. Il faut aussi rappeler que le monde de la librairie ancienne tel que le présente AM est réservé à une classe sociale très privilégiée, les exemples de gens sans fortune ayant une boutique de livres anciens en France sont rares…
Commentaires
Bonjour Christian!
La lecture des billets est franchement intéressante car avant de lire ton billet je n'avais jamais pensé à ce type de questions. Même après l'avoir lu, je demeure avec l'impression qu'il s'agit d'une problématique européenne car je me suis beaucoup reconnue dans la description du côté américain. L'absence d'attache au passé en Amérique notée par Wronoski pourrait, selon moi, être liée à l'histoire relativement courte des populations occidentales sur ce territoire comparativement à celles d'Europe. Peut-être l'attachement émotionnel envers le livre ancien est donc moins grand, mais je ne crois pas que l'intérêt envers l'objet "artistique" soit si différent.
D'ailleurs, parlant d'objet "artistique" il me semble que le marché du livre ancien, selon ton analyse est appelé à prendre le chemin du marché de l'art...
Maintenant, le manque de personnalité et la difficulté de se forger une réputation en ligne est véritable, mais s'intègre quand même dans la transformation actuelle j'ai l'impression. Une personne qui cherche un livre en particulier aura beaucoup plus de chances de le trouver en ligne qu'en se promenant entre les kioskes et librairies spécialisées en livres anciens. Ceux intéressés par ce type d'objets en viendront à repérer les vendeurs en ligne qui ont une belle offre et ceux qui sont fiables (par le nombre de commentaires des acheteurs, par exemple). Je connais très peu le marché du livre ancien, mais je l'imagine très bien se renouveller et persister en ligne de la même façon que les antiquaires ou autres vendeurs d'objets rares ou de curiosité qui ont maintenant pour marché le monde entier.
Pour cela, l'expertise des libraires spécialisés en livres anciens devra continuer à se transmettre et à s'aiguiser car c'est cela qui leur permettra de se tailler une place dans le marché en ligne.
Bonjour Christian,
C’est dans le cadre du cours : Histoire du livre et des bibliothèques à la session d’hiver que j’ai eu été initié au marché du livre ancien avec une conférence de M. Guy de Grosbois, libraire de livres anciens et livres rares. J’ai alors trouvé l’homme et son métier fascinants. M. de Grosbois a profité d’Abebooks pour ouvrir son marché au monde, mais n’a plus pignon sur rue. Sa boutique est chez lui et les clients peuvent y accéder sur rendez-vous. Certains de ses propos se rallient au côté américain du commerce, mais, en même temps, je ne peux m’empêcher de voir le côté européen du commerce québécois, par exemple, avec l’absence de mécène. Qu’en pensez-vous?
Dans un autre ordre d’idée, je comprends mal qu’Alain Marchiset dise que les libraires européens refusent l’idée des bases de données alors qu’ils sont sur Abebooks. Est-ce Marchisset qui dit qu’ils le sont? Ne peut-on pas qualifier ce site de base de données? Le lien pour l’article au sujet de ce libraire ne semble pas valide.
Bonjour et merci Chantal pour votre commentaire.
J’étais également présent lors de la conférence de M. De Grosbois, le grand spécialiste de la reliure au Québec. En effet, Guy de Grosbois est sur Abebook et fait ses affaires avec l’étranger via ce site. Il est également associé avec la librairie Bonheur D’occasion sur le plateau Mt. Royal et il participe à de nombreuses foires du livre ancien au Québec et au Canada. Le Québec est un peu à part. Nous pourrions situer son commerce du livre ancien entre les deux (Europe et EU), car pour le peu de population il ya tout de même des libraires avec des boutiques, (même si nombreuses d’entres-elles ont fermé ces dernières années et très peu réussissent à vivre de ce commerce) mais les libraires restants profitent aussi du marché universitaire américain. Le marché des livres sur la Nouvelle France est assez porteur (je pense aux incunables québécois), ou les éditions originales des voyages de Champlain se vendent à prix d’or.
C’est bien Alain Marchiset qui disait dans le CR de la dernière réunion de LILA que les Européens refusaient l’idée de bases de données collectives et en effet, je considère moi aussi Abebook comme étant une base de données.
(Je viens de vérifier le lien et il fonctionnait, je le remets tout de même http://www.livresanciens.eu/shop/an...)
CL
Bonjour Jacynthe,
Merci pour ta réflexion!
Et bien, il me semble que les deux réflexions méritent des nuances, c’est ce que je vais tenter de développer dans mon dossier. Mais, des deux côtés de l’atlantique le marché du livres ancien semblent tendre vers la spéculation, un délaissement de l’objet fétiche est également perceptible en Europe.
En effet, il y a un déplacement des habitudes et des repères avec l’arrivée des plateformes en lignes, mais lors de mon entretien cette semaine avec un grand libraire canadien, qui a une boutique et qui est également en ligne, il me confirmait l’intérêt pour le livre de grande valeur au détriment du livre «moyen», c’est-à-dire par exemple une édition originale qui peut être numérotée, mais sans provenance. Avant ce type de produit se vendait rapidement, aujourd’hui, l’exemplaire qui est convoité est l’Édition Originale, qui est numérotée, signée par l’auteur (envoi) et avec au moins une lettre autographe en complément… Mais le reproche qu’il faisait aux plateformes telles que Abebook (surtout depuis que celle-ci a été racheté par Amazone), c’était leur moyen de notation des vendeurs. Un ensemble de critères appropriés pour le livre d’occasion, mais pas pour le livre ancien (nombre d’items vendus, temps de conclusion des transactions) semblent poser quelques problèmes aux libraires plus spécialisés. Je demeure assez confiant, une fois encore, les plateformes sont un outil supplémentaire.
CL
Bonjour,
Il semble bien que le marché des livres physiques en général puisse décliner par l'arrivée des livres électroniques et du commerce électronique des livres. C'est normal, un bien qui correspond mieux à la réalité et aux attentes d'une grande part d'usagers va prendre sa place commerciale et ce, au détriment de biens qui correspondent moins bien à la réalité et aux attentes en partie de ces mêmes usagers qui se tournent vers autre chose. En ce qui concerne les professions des livres anciens ou des livres physiques, ou de la propriété de librairies physiques, il y en aura fort probablement moins, les gens ne veulent pas en grand nombre étudier ou investir dans un domaine en déclin. Alors, peut-être qu'il faudrait penser à un modèle de librairie et de profession multidisciplinaire. C'est-à-dire que des étudiants intéressés par le métier de libraire ancien, pourraient se former partiellment de manière à en savoir assez pour percer le marché du travail s'ils en ont l'occasion, mais être formés dans le même programme pour l'éventualité où les emplois qu'ils trouvent se situent davantage dans les domaines modernes de la profession. En ce qui concerne les commerces, ils devront s'adapter. Ceux qui veulent continuer à être en affaires doivent être visionnaires et trouver des moyens d'intégrer la nouvelle réalité à leurs activités, avec un soucis des concurrents pour trouver un segment inexploité et bien sûr en s'inspirant des clientèles à atteindre, qui soit-dit-en-passant doivent être bien ciblées avant d'entreprendre des actions qui ont un impact financier important dans cet ajustement au marché libraire.
Salut Christian,
Une expérience de travail dans le milieu me permet de soutenir votre réflexion à savoir que les livres anciens pourront devenir des valeurs de placement. A ce moment, le secteur ne se portera que mieux sur le marché.
Culturellement, les américains ne semblent pas réellement avoir d'attaches, tout se traduit et se réduit en affaires. Et Go!, ils avancent. Les américains marchent au pas du plus rapide, pas du plus lent. Les européens eux, semblent bien différents.
Que les bons visionnaires se lancent : A vos marques, prêt et Go!
ME
Bonjour Christian,
Désolée pour le délai, mon commentaire a été envoyé hier, mais il semble qu'il se soit perdu... Alors le re-voici:
L’univers du livre ancien semble fascinant… En 2005, Abebooks a sortie une étude sur l’influence de l’internet sur le marché du livre ancien (http://www.abebooks.fr/presse/Abebo...). Cette étude est très positive… En effet, selon celle-ci, le Web a donné un nouveau souffle aux libraires de livres anciens en leur permettant d’ouvrir leur catalogue aux bibliomanes de tous les continents. Par ailleurs, un comparatif fort intéressant y est fait entre le marché du livre neuf et celui du livre rare. Le premier est entre les mains de grands joueurs, de grandes multinationales alors que le deuxième met en scène de petites et moyennes entreprises.
Synthèse des commentaires au sujet d’Internet et le commerce du livre ancien (US vs Europe)
Je remercie tout d’abord chaque commentateur, cela m’a permis de préciser mon étude. La question d’un renouvellement du commerce du livre ancien grâce au web, en Amérique comme en Europe était inévitable. Bien que la réflexion sur ce commerce ne soit pas de première actualité dans les Sciences de l’information, à la lecture des commentaires, je m’aperçois que le destin du livre ancien intrigue et parfois même fascine. En tous cas, le domaine laisse rarement indifférents les archivistes ou bibliothécaires. Les commentaires rédigés suite à la publication du billet confirment que l’arrivée d’Internet nécessite une réadaptation de la profession de libraire de livres anciens par de nouvelles méthodes d’affaires apparues avec le commerce en ligne et ce, tant en Europe qu’en Amérique. Pour chacun des commentateurs, le passage du libraire spécialisé tenant boutique, vers le commerce virtuel via les plateformes numériques est inéluctable. Des deux côtés de l’atlantique, la profession sera amenée à changer pour s’adapter à la réalité. Ce sera un des points de développement de mon dossier en lien avec l’entretien et les articles particulièrement pertinents suggérés par les commentateurs.
Il semble également y avoir une supposition générale selon laquelle le livre ancien deviendrait un objet de placement financier. Position que je défends, mais qui engendre nombre de questions tant morales que strictement bibliophiliques. Auparavant objet de savoir de part son contenu, le live devient un objet financier. Une collègue a d’ailleurs évoqué le fait de voir là le développement possible d’un nouveau modèle d’affaire. J’entends aborder la question en soutenant la réflexion avec la lecture d’articles que j’avais repérés lors du choix du sujet de mon dossier.
CL
Cher M. Lacombe,
Je vous remercie de l'intérêt que vous avez porté à mon échange avec mon confrère américain John Wronoski, toutefois cet échange est assez ancien. J'ai depuis publié d'autres entretiens au sujet de l'internet ... comme "le livre ancien a donc un avenir" (2010) :
http://www.livresanciens.eu/shop/an...
mais un nouvel entretien paraîtra dans le Magazine du Bibliophile n°97 en octobre 2011 ... http://www.mag-bibliophile.fr
dès parution, je peux si vous le souhaitez vous en adresser un exemplaire...
Avec mes salutations du vieux continent,
Alain Marchiset
Libraire-expert
Président d'honneur du Syndicat national de la Librairie Ancienne & Moderne