Neutralité du réseau : un principe fondateur menacé
Par Jean-Michel Salaun le jeudi 16 juin 2011, 08:40 - Cours - Lien permanent
Ce billet a été rédigé par Jacynthe Touchette dans le cadre du cours SCI6355 sur l'économie du document de la maîtrise en sciences de l'information de l'EBSI.
L’être humain est une espèce qui possède des capacités cérébrales exceptionnelles qui lui permettent d’élaborer des réflexions profondes sur à peu près tout ce qui l’entoure. La volonté d’objectivité là où elle s’impose (à l’intérieur des systèmes judiciaires, dans l’univers journalistique, etc.) est un bel exemple autant de cette capacité de réflexion que de la difficulté que peut éprouver une espèce pensante pouvant consciemment prendre parti de maintenir cette neutralité.
Tim Berners-Lee, fondateur du World Wide Web, a défini la neutralité du réseau comme étant le fait que deux personnes puissent échanger du contenu du moment que toutes deux paient pour leur accès à un fournisseur. En règle générale, on parle de neutralité du réseau en tant qu’absence de contrôle sur le contenu qui circule ou sur les moyens employés pour la diffuser (pour la définition élaborée par deux spécialistes en économie numérique lors d’un rapport parlementaire en France en avril 2011, voir le billet sur le blogue Écran).
À l’image de la liberté d’expression, on peut penser qu’à peu près tout le monde a sa limite pour l'échange des données. Nous n’avons qu’à penser au contenu pédophile ou bien aux menaces de mort qui peuvent être proférées envers des gens, qui enfreignent les législations de plusieurs pays ou encore qui atteignent l’intégrité de personnes bien réelles. Est-ce que la limite du réseau internet devrait se tracer là des législations sont en place? Dans ce cas, quels systèmes de loi devraient prévaloir sur les autres? Le réseau internet est international et ne se limite pas à une frontière géopolitique ou à une culture précise. Dans l’ouvrage de Berners-Lee, Weaving the Web: The Original Design and Ultimate Destiny of the World Wide Web by Its Inventor (1999) nous trouvons à la page 99 une citation que l’on peut croiser assez fréquemment en consultant de l’information sur la question de la neutralité du réseau (par exemple sur le blogue de l'association d'opposition municipale ou encore dans le très pertinent texte de Bill D. Herman Opening bottlenecks: on behalf of mandated network neutrality, page 156) :
''Techniquement, il suffisait d’un seul point de réglementation centralisée pour que ceci devienne rapidement un goulot d’étranglement limitant le développement du Web, et le Web n'aurait jamais pu se développer.''
Même si cette citation se rapporte davantage aux débuts du Web, nous pouvons sans difficulté la rapporter à la situation actuelle, alors que la neutralité du réseau internet est véritablement menacée, voire déjà violée. Alors si nous souhaitons que le réseau soit neutre, nous devons accepter que toute forme de contenu, même celui qui fait violence à nos valeurs fondamentales, puisse circuler librement.
Par contre, au-delà des questions sociales (contenu douteux, disponibilité de contenu « adulte » à des mineurs, etc.), différentes organisations s’affairent au niveau économique à mettre en place des dispositifs qui leur permettront d’utiliser le Web à leur avantage. Certains vont même jusqu’à déclarer qu’ils sont contre le principe de neutralité comme le président de Virgin, Neil Berkett en 2008. La bataille sur le terrain est féroce, parfois insidieuse et nous incite à nous projeter dans l’avenir. Par exemple, un fournisseur pourrait rendre la fréquentation de certains sites « non-partenaires » plus lente qu’à la normale (Écran, avril 2011). Ce cas est relié au « deep packet inspection », c’est-à-dire la capacité d’une infrastructure du réseau d’analyser le contenu pour en tirer des données sur la fréquentation, les pratiques des internautes, etc. afin de les utiliser pour des usages divers allant de la publicité ciblée à la censure de contenu.
En observant ces développements, il est facile de rester songeur en pensant au cas extrême de l’accès à internet en Chine qui prend des allures d’intranet auquel participe des entreprises américaines.
Enfin, les enjeux et les acteurs sont nombreux. L’internaute est soumis, souvent même inconsciemment à cette bataille entre les tenants de la neutralité du Web et ceux qui y voient des intérêts mercantiles ou de contrôle de l’information. On peut désirer que le réseau internet soit neutre mais qu’en est-il des réseaux qui le composent? Les intérêts de leurs propriétaires viennent-ils détruire ce principe intrinsèque au Web? Est-ce que l’on peut « forcer » la neutralité? Comme Tim Wu s’est déjà interrogé (page 176), à qui revient le droit de légiférer sur ces questions?
Citons de nouveau Berners-Lee en terminant : Yes, regulation to keep the Internet open is regulation; à vouloir agir pour maintenir une neutralité, nous en venons nous-même à induire une influence. Ainsi la neutralité du réseau me semble difficile à atteindre et encore plus à maintenir, cela n’empêche pas que cela devrait constituer un idéal, un but à atteindre.
Commentaires
C’est avec un grand intérêt que j’ai lu ce billet sur la neutralité du réseau. Je crois que nous sommes bien loin de l’idéal de Tim Berners-Lee et nous nous en éloignons toujours.
Je dois admettre que je suis une de ces internautes inconscientes de cette bataille pour une neutralité du Web. Je n’y vois plutôt que des dispositifs de plus en plus performants pour exploiter nos données personnelles, vendre notre attention à des fins mercantiles et nous enfermer dans une bulle informationnelle.
Tel que vous le proposez, puisque je ne peux accepter que toute forme de contenu dérangeant circule librement sur le web, je ne peux être en faveur d’un réseau neutre. La neutralité est certainement bel et bien inexistante dans le web d’aujourd’hui. Peu importe les réglementations en sa faveur qui s’ajouteront, comment pourrait-on la récupérer et voulons-nous la récupérer?
Bonjour Jacynthe,
Sur cette question, je vous suggère :
Nicolas Curien et Winston Maxwell, La neutralité d’Internet, Repères (Paris: La Découverte, 2011), http://www.editionsladecouverte.fr/...
Les réponses sont en effet moins simples qu'il n'y parait.
Voilà un problème auquel je n’avais jamais réfléchis, mais qui me semble majeur. En effet, la neutralité du réseau doit toujours constituer un idéal. J’aimais bien ce sentiment de liberté d’expression que nous éprouvions tous sans doute lors des débuts du Web, il y avait une atmosphère du «tout est permis» et donc un nombre infini de possibilités. Aujourd’hui encore, peu d’espaces nous réservent autant de liberté que le Web. Évidemment, dès qu’il y a un potentiel économique, des individus tentent d’exploiter les filons, cela fait partie du jeu. Pour maintenir la neutralité du réseau (c’est-à-dire accepter la circulation de tous les contenus), je pense que nous devons tolérer tous les types de sites, même les plus abjectes. Le monde est ce qu’il est, la violence extrême, la pédophilie et autres délires humains ont existé et malheureusement existeront avec ou sans le Web. Après tout, personne ne nous oblige à aller consulter ces sites.
Maintenant, contre la main mise des fournisseurs avides d’argent, qui exploitent de toutes les manières possibles les informations des internautes, seul les états, seule une volonté politique des gouvernements pourra intervenir pour réguler ce phénomène en définissant les droits et obligations des fournisseurs. Le problème qui semble se poser est que certains fournisseurs sont tellement puissants que les états ont de la difficulté à faire appliquer une loi. C’est l’un des dangers de notre époque des petits états face aux géants commerciaux et autres multinationales qui imposent «leurs lois».
J’espère fortement que des voix s’élèveront pour maintenir la neutralité du réseau, même s’il est fort probable que cela ne soit qu’un beau rêve. Le web à changé, dès le début il y avait tout et n’importe quoi, c’est-à dire du bon et du mauvais, mais tout était gratuit. Ce qui me peine aujourd’hui, c’est que ce qui est gratuit est bien souvent médiocre (je pense particulièrement à la recherche) et que le web de qualité (bases de données fiables et à jour) est à un prix exorbitant et l’internaute, malgré le paiement de son abonnement n’a pas accès à tous les contenus du web.
CL
Bonjour Chantal,
merci beaucoup pour ta réponse. Le parallèle que nous pouvons faire entre l'aspect "tout ou rien" de la neutralité du Web et la liberté d'expression est assez fascinant. Je crois qu'il est important d'accepter ses contreparties afin d'en préserver son intégrité. Qui sommes-nous au fond pour juger qu'un contenu est aberrant ou pas? Évidemment dans certains cas la question ne se pose même pas, mais pour que les idées circulent librement nous devons accepter je crois ces mauvais côtés. L'exemple du rôle d'internet dans les révolutions arabes est intéressant, selon les dirigeants, les communications constituent un danger à éliminer alors qu'aux yeux des citoyens elles ne font que les aider à atteindre un but légitime. Les coupures de réseaux internet et de mobilité montrent qu'il s'agit d'outils puissants des deux côtés. Donc, selon moi, oui il est important de tenter de "reprendre" cette neutralité afin que tous puissent en bénéficier.
Peut-on la "récupérer" maintenant? Je devrai faire des recherches plus approfondies pour me prononcer mais d'emblée ma réponse serait "non" ou "très difficilement". Les joueurs qui ont des intérêts mercantiles sont très puissants et ont l'avantage. Pour l'instant les impacts peuvent sembler anodins, mais ils pourraient vite devenir dérangeants. Déjà, on peut observer un contrôle du contenu selon nos régions géographiques, des émissions retransmises sur internet aux Américains sont inaccessibles au Canadiens (pour ne nommer que cet exemple). Le contrôle des données est déjà présent à d'autres fins que la publicité ciblée, il n'y a qu'un pas à faire pour que ce contrôle prenne une ampleur politique plutôt qu'"uniquement" économique.
Maintenant, si même le fondateur du Web ne peut "rien" faire pour la neutralité du Web qui le pourra et surtout qui aura l'intérêt de le faire?
Merci beaucoup monsieur Salaün pour la suggestion de lecture, je tâcherai de consulter cette référence pour le dossier.
C'est vraiment un sujet très intéressant cette neutralité du réseau, je ne m'y étais jamais vraiment arrêtée auparavant. Je suis d'accord avec le fait qu'il est important de préserver la neutralité du réseau, ne serait-ce que pour le droit à la libre expression, et ce, même si cela inclut tout les mauvais côtés de la chose. Je suis également pour la neutralité du réseau, car la non-neutralité peut contribuer à accentuer l'écart entre les riches et les pauvres. En effet, Orange, une entreprise de France Télécom, est présentement en négociation avec Google afin de faire payer plus cher les internautes qui veulent un meilleur accès au service (http://android.smartphonefrance.inf...). Et bien sûr, ceux qui auront le "privilège" de l'accès au meilleur réseau ne seront certainement pas ceux à moindre revenu... Priver l'accès à un réseau de qualité pour de simples raisons mercantiles c'est tout sauf une bonne nouvelle pour la préservation de la neutralité du réseau... Même si nous sommes loin de cet idéal qu'est la neutralité, il y a tout de même de l'espoir... le Chili a adopté une loi en 2010 garantissant la neutralité du réseau et les Pays-Bas le feront probablement prochainement (http://www.numerama.com/magazine/19...).
Merci à tous d’avoir partagé vos points de vue!
L'apport de chacun à la discussion montre définitivement qu’il s’agit d’une problématique dense qui comprend de multiples facettes.
La neutralité du contenu peut se comparer à la liberté d’expression; ainsi pour en préserver l’intégrité nous devons accepter que toutes les formes de contenu puissent circuler librement, ce qui peut s’avérer ardu.
Au-delà des données qui circulent, il y a différents joueurs qui ont différents intérêts à tenter d’amoindrir la neutralité du réseau. Par exemple, le « deep packet inspection » peut mener autant à la publicité ciblée qu’à la censure de contenu (donc à des fins commerciales ou morales) et des négociations ont même cours (notamment entre Orange et Google) pour contrôler la qualité de l’accès selon l’abonnement.
Ainsi, le Web d’aujourd’hui ressemble de moins en moins à celui de ses débuts. Des individus, des groupes, des entreprises et même des États tentent d'effectuer un contrôle de différentes façons, que ce soit à l’encontre ou en faveur de la neutralité, sur ce réseau qui surpasse chacun de ces acteurs. Différents pays adoptent des lois en faveur de la neutralité, mais il est difficile de dire s’ils sauront avoir raison sur des entreprises puissantes sur ce terrain aux dimensions planétaires.
Alors que cette bataille ne cesse d’évoluer au fil de l’évolution des technologies, l’internaute se trouve souvent en marginalité du débat, peu au courant des enjeux, mais soumit aux conséquences par exemple par la fracture qui s’accentue entre les groupes à différents revenus et par l’accès asymétrique au contenu qui tend à s’imposer.