À l'occasion du départ de S. Jobs, voici une petite analyse de la stratégie de Apple à partir de la théorie du document qui synthétise plusieurs billets de ce blogue. Pour un bref rappel de cette dernière, voir la vidéo.

Steve Jobs déclarait dans la dernière présentation des comptes de la firme dont il était le Pdg « Nous sommes ravis de présenter notre meilleur trimestre depuis la fondation de la firme, avec des revenus en hausse de 82% et des bénéfices en hausse de 125% . » Apple était un fabricant d’ordinateur, concurrent en difficulté de Microsoft sur la bureautique, malgré de fortes compétences en design. Apple est aujourd'hui la deuxième capitalisation boursière mondiale après être passée devant Microsoft en janvier 2011. Voici l'évolution de la répartition de son chiffre d'affaires ces dernières années.

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On peut tirer deux constats de ce graphique. Tout d’abord, la vente de documents, quasi nulle en 2003 (36 millions de dollars) début de iTunes, avoisine aujourd’hui les 5 milliards et concerne aussi bien la musique que l’écrit ou l’image. Pour important que soit ce chiffre, il ne pèse pourtant pas lourd devant celui de la vente de machines qui explique à lui seul l’orientation spectaculaire de la courbe. Parti de 5,5 milliards en 2003, le chiffre d’affaires du matériel est multiplié par dix en 2010 avec les succès du iPod, puis du iPhone et enfin de l’iPad. Poursuivant sa tradition de fabricant, l’intérêt d’Apple pour les documents du web est motivé par la vente des terminaux. La firme s’assure un monopole sur l’accès aux documents numériques, soit en les distribuant lui-même, soit en gardant l’exclusivité des applications de navigation sur le web proposées par des développeurs extérieurs, pour favoriser l’achat de son matériel. Ainsi un cercle vertueux s’engage entre documents et terminaux sous la marque Apple.

Utilisant son savoir-faire sur le design, Apple a construit son avantage concurrentiel sur la première dimension du document, la forme. Pour le document numérique la forme se dessine par l’articulation de plusieurs éléments : le design du terminal, l'affichage du fichier et, le cas échéant, le rendu sonore. Le génie d'Apple est d'avoir perçu la valeur de la forme pour les documents numériques et d’avoir su répondre à l’attente des usagers dans ce domaine. L’iPod, l’iPhone et maintenant l’iPad sont, comme le livre, des objets transitionnels, des promesses. Tout comme le livre, ils sont maniables, transportables, appropriables par l’individu. Ces caractéristiques, qui ont fait la supériorité du codex sur le volumen au début de notre ère, soulignent aujourd’hui celle de ces nouveaux objets nomades (smartphones, tablettes) sur les micro-ordinateurs pour la consommation courante de documents numériques. Les documents numériques ont conquis le quotidien des populations, il faut des outils simples et intuitifs pour y accéder. Les promesses sont d'autant plus importantes que le web est une caverne d'Ali Baba dont l’internaute a entr’ouvert la porte et dont la profondeur semble infinie. Dès lors, celui qui détient le sésame du contrat de lecture de cette première dimension, les règles plus ou moins explicites du repérage des documents, se trouve dans une position privilégiée, comme l’était l’imprimeur-libraire au XVIIIe siècle quand le livre imprimé a trouvé un marché de masse.

Il est naturel que les internautes les plus avertis et les plus cultivés aient été les premiers séduits. Souvent ils étaient déjà familiers de l’univers bureautique d’Apple. Ils mesurent la valeur du contenu du web et sont sensibles par leur éducation à l'esthétique proposée. Ces premiers acheteurs ont entraîné les autres. Le soin mis au graphisme, au tactile et à l'image animée captive aussi les plus jeunes générations. L’ergonomie, la maniabilité des récents outils d’Apple pourraient conduire au premier ébranlement sérieux des fondations de la citadelle livre s’ils sont adoptés à l'école, car le meilleur outil de marketing du livre est bien l'école obligatoire où l'on apprend à lire, à écrire, à compter et à accéder au savoir sur des codex.

Dans le monde du livre, la valeur économique est passée progressivement de l'imprimeur-libraire à l'éditeur, c'est à dire de la dimension forme à la dimension texte, au fur et à mesure que les savoir-faire d'impression et de mise en page se sont stabilisés et que leurs coûts ont été internalisés dans l'ensemble de la filière. Pour suivre l'analogie, on pourrait dire qu’Apple a un temps d'avance sur l'impression et la reliure (le terminal et son administration) et a réussi à affermer une armée de typographes indépendants (les producteurs d'applications). Mais l’évolution n’est pas terminée. Sur le moyen terme il n’est pas sûr que le nouveau contrat de lecture formel qui s'invente aujourd’hui sur le numérique, et qui progressivement s'internalisera, puisse être approprié par une seule firme, même protégée par toutes sortes de brevets. La forme des documents est une dimension trop essentielle de notre relation au savoir pour être confisquée par un seul joueur. La stratégie d’Apple n'est gagnante que tant que l'innovation interdit à la concurrence de prendre place.

Pour la suite, tout dépendra donc de la position de la firme sur le marché des documents numériques qu’Apple tente de conquérir et verrouiller. Cette stratégie poursuit en l'adaptant l’ordre documentaire antérieur dominé par l’édition qui vend des objets et protège le contenu par la propriété intellectuelle. Les discussions avec les éditeurs sont délicates. Ceux-ci craignent à juste titre les conséquences sur leur marge d’un monopole de la distribution. Mais ces négociations difficiles ne remettent pas apparement, pour le moment, en cause leur modèle. En devenant distributeur de document, Apple préserve la propriété intellectuelle. Et en ouvrant, par ailleurs, ses terminaux largement sur le web, il autorise aussi le partage. Tout cela dans l’intérêt bien compris de la firme.

Il existe pourtant une différence fondamentale entre le modèle traditionnel de l’édition et celui que met en place Apple pour la consommation de biens culturels. Robert Stallman l’a bien souligné, même s’il s’exprimait sur son concurrent Amazon. Aucune de ces caractéristiques du produit de l’édition, le livre, n’est maintenue dans le ebook :

  • On peut l’acheter de façon anonyme en payant comptant.
  • Il vous appartient.
  • On n’est pas obligé de signer une license qui en restreint l’usage.
  • Son format est connu, aucune technologie propriétaire n’est nécessaire pour le lire.
  • On peut le donner, le prêter ou le vendre à quelqu’un d’autre.
  • On peut concrètement numériser et copier le livre, et c’est même parfois autorisé malgré la propriété intellectuelle.
  • Personne n’a le pouvoir de détruire votre livre.

Quelques avantages du livre imprimé sont aussi rappelés dans cette délicieuse vidéo espagnole qui met bien en valeur la dimension « forme » du document livre :

Avec Apple ne sommes plus, en réalité, dans le modèle traditionnel de l’édition, qui vend définitivement un bien, du contenu inscrit sur un objet, mais déjà passé dans celui du web média basé sur le service qui vend un accès large et immédiat au contenu.. sous contrôle.

Voir aussi la concurrence Amazon/Apple : Apple à livre ouvert sur OWNI

Actu du 1er sept 2011

Voir le billet d'O. Ezratty :

Les dessous de la bataille entre Apple et Google, 24 aout 2011

Actu du 5 sept 2011

Voir aussi le NYT : Steve Jobs Reigned in a Kingdom of Altered Landscapes By DAVID CARR Published: August 27, 2011

Actu du 20 sept 2011

Voir la jolie infographie de Rue 89 : La guerre du web.

Actu du 3 oct 2011

Voir ce billet de The Future of Reading :

Should Apple and Amazon REALLY Control eBook Design? , 2 oct 2011.

Actu du 4 janv 2012

Voir aussi ce rappel Apple : une histoire de design.