Vers des architectes de l'information
Par Jean-Michel Salaun le mardi 08 novembre 2011, 04:10 - General - Lien permanent
J'ai délaissé quelque peu ce blogue, car j'étais pris par le montage du dossier d'un master sur l'architecture de l'information que nous espérons pouvoir ouvrir à la rentrée prochaine à l'ENS-Lyon avec la collaboration de l'EBSI de l'Université de Montréal. Au delà de ce projet particulier, il s'agit de faire bouger les lignes des formations actuellement existantes dans la francophonie. Le manifeste ci-dessous, reproduit de l'argumentaire du master, en traduit l'ambition.
Vers des architectes de l'information
On compte aujourd’hui près de 500 millions de sites web et les dits « sites web » eux-mêmes ne sont que la partie la plus évidente d’un système beaucoup plus vaste d’accès à l’information basé sur les technologies web. Nous accédons aux ressources à partir de terminaux variés (ordinateurs, téléphones intelligents, tablettes et même objets ordinaires) au travers d’outils divers (moteurs, réseaux sociaux, blogues, messageries instantanées ou même sans outil apparent). Dans un environnement aussi compétitif, la fidélité de l’internaute à une interface ou à une ressource dépend en grande partie de l’expérience de sa visite : s’est-il senti immédiatement familier avec l’interface proposée ? A-t-il trouvé facilement l’information qu’il cherchait ? A-t-il pu interagir avec le système sans réticence ?
Aux États-Unis, le mouvement des information Schools (iSchools) vise à répondre à ce défi. Ce mouvement est issu des principales écoles en sciences de l’information nord-américaines, fondées à l’origine pour former des bibliothécaires, qui ont élargi et transformé leur offre de formation en s’alliant souvent avec les départements informatiques des universités. L’idée principale est que, puisque nous assistons à une forte valorisation du savoir notamment au travers du développement des technologies numériques, les professions qui gèrent ce savoir doivent être reconfigurées et revalorisées.
Les services documentaires étaient portés par des professions reconnues, aux compétences codifiées et à l’éthique forte mais qui ne répondent plus au défi numérique contemporain. Les nouvelles « infrastructures épistémiques » ne disposent pas de cette tradition et souvent même leur rattachement institutionnel est flottant. C'est donc aussi le constat que les « infrastructures épistémiques », autrefois bibliothèques, centres documentaires, voire musées, se sont déplacées vers les réseaux et les collections numériques et irriguent très directement tous les échelons de la société.
Le défi n’est pas mince. Il ne s’agit pas moins que de reconsidérer notre relation aux documents, c’est-à-dire notre rapport à la représentation des évènements passés pour envisager l’avenir. L’éducation est soumise à de profonds ajustements, non seulement parce que ses institutions sont confrontées à la prolifération d’outils numériques de transmission du savoir qu’elles doivent intégrer dans leurs pratiques, mais plus encore parce que l’accès direct au savoir par les internautes modifie considérablement la relation aux experts et à leurs institutions. La création voit ses protections juridiques remises en causes par les pratiques de partage, mais aussi ses processus renouvelés par un accès sans précédent au patrimoine et à des facilités de modelage et de mixage inconnues jusqu’alors. Les institutions de toutes sortes doivent réviser leur système d’information. La science, elle-même, construite pour une bonne part sur la confrontation des documents, bascule dans de nombreuses disciplines vers une e-science, c'est-à-dire une science où les outils numériques deviennent dominants ouvrant des possibilités inédites d’investigation, de calcul et d’analyse.
Il est aujourd’hui indispensable, pour des sites web riches en contenus, des sites de grandes institutions, à but lucratif ou non, de faire appel à des spécialistes de l’organisation et du repérage de l’information, de même qu’à des spécialistes de l’expérience des utilisateurs. Ces deux types d’expertises convergent vers un même objectif : garantir un accès intuitif et facile au contenu, pour l’utilisateur d’une application ou d’un portail web (ou, plus généralement, de tout système d’information). On appelle les professionnels détenant ces expertises des Information Architects, « des architectes de l’information » pourrait-on dire en français. Les Information Architects ont leur propre association professionnelle aux États-Unis, l’IA Institute (IAI), qui comprend une branche européenne. L’IAI compte plus de 2000 membres d’une soixantaine de pays. Une autre association regroupe aussi des professionnels aux compétences proches : Usability Professionals’ Association (UPA). Il n’existe en France à ce jour aucune formation en architecture de l’information, le terme lui-même est peu usité. Il figure seulement sur le Portail des métiers du web géré par le ministère comme une rubrique parmi treize autres à la famille de métiers « conception et gestion de projet » ou une parmi seize à celle « production et gestion de contenu », alors même qu’il s’agit d’une famille complète de métiers.
Mais le contexte numérique évolue très vite, élargissant l'intuition première des fondateurs de l'IA. Le défi du document numérique aujourd’hui est le traitement dynamique des grands nombres, en puissance et mémoire informatique, en surface de réseau, en taille des collections, en traces de navigation, en grandeur de populations touchées. Après la mise en place du web des documents dans les années 90 et la désillusion de la bulle internet, sont venus les outils de partage du web 2.0 et un engouement considérable pour ce nouveau média. Aujourd’hui un troisième chapitre s’ouvre avec d’un côté des projets du web des données impulsés par le W3C et de l’autre des appétits industriels féroces (Apple, Google, Amazon, Facebook, etc.) visant à contrôler les navigations pour en tirer un profit commercial maximum. Le web est maintenant le lieu de l'information dynamique, et les architectes de demain devront gérer plus les flux d'information que les informations elles-mêmes. Ils devront concevoir, préparer, organiser, présenter l’information pour des publics dans un environnement dynamique et de plus en plus numérique, intégrant à grande échelle les technologies du web et les technologies documentaires, mais aussi les technologies ambiantes, celles de la mobilité ou encore celles de l’information urbaine.
L’enjeu pour ces nouveaux professionnels sera de concilier les pratiques des différents mondes du document. Il leur faudra, de façon très pragmatique, construire à la fois des prestations et des institutions qui soient réellement dédiées à la communauté qu’ils servent, reprenant à leur compte la longue tradition des infrastructures épistémiques, sans l’inféoder aux stratégies industrielles qui visent à verrouiller le Web ni la réduire à la logique performative des ingénieurs.
Commentaires
Merci de cet éclairage. 2 ou 3 commentaires toutefois :
- les iSchools ne se limitent pas aux deux axes mentionnées - infodoc et informatique. Elle incluent un 3me volet concernant l'expérience utilisateurs ou le design interactif-web, qui n'est ni de l'informatique ni de l'information-documentation. Ce sont ces trois piliers qui fondent les iSchools, et l'ALA ne certifie que le volet LIS de ces i-schools. http://tinyurl.com/bqx5nkb
Du coup en regardant de ce côté là (design interactif), en France, on trouve des "architectes de l'information [qui] oriente l’expérience utilisateur" (p.5). Voir le guide des métiers du design interactif - (http://ressources.designersinteract...).
Ce sont ces personnes qui curieusement sont les plus nombreux adhérents Français de l'IA Institute (je suis la seule adhérente de nos milieux me semble-t-il - mais nous sommes très peu nombreux).
En France on a tendance à s'ignorer l'un l'autre, ou comme le fait le Portail du web, à mélanger ces deux métiers. D'ailleurs Designer d'information est mis en équivalent d'Architecte de l'information.
En lisant la fiche des Designers interactifs et celles que l'on pourrait établir dans nos domaines, on comprend que ce ne sont pas les mêmes missions, ni les mêmes niveaux d'intervention et donc ni les mêmes compétences ou formation...
Et si le terme est peu usité en France, c'est parce que les équipes informatiques nous tirent dessus !
J'ai l'habitude de présenter les trois niveaux de l'architecture de l'information :
- l'architecture de l'information pour le système d'information
- l'architecture de l'information/contenu
- l'architecture de l'information des IHM(for users)
Le plus difficile : que ces trois groupes professionnels travaillent ensembles - ce qu'ils apprennent à faire dans les i-schools d'ailleurs.
Bonjour Sylvie,
Merci pour ces précisions.
Tout à fait d'accord, à une nuance près. Je crois qu'il faut arrêter de tirer sur les équipes informatiques. Le web les a obligées souvent à réviser leurs positions et, dans mon expérience, les blocages sont au moins autant du côté des SIC.
Dans notre projet de master, nous sommes en partenariat avec l'Ecole supérieur d’art et design de Saint-Étienne (Cité du Design).
Il semblerait que le département d'informatique de l'Université Lyon 1 soit également partie prenante de ce master...
Ce Master se monte avec deux équipes de l'Université Lyon1 : une équipe informatique et une équipe Information et Communication.
Je pense que Jean-Michel va préciser ce point dans un prochain blog :-)
Les informaticiens s'intéressent à la dynamique intrinsèque de l'Information quand elle est en tension entre l'utilisateur (Pull) et le producteur (Push). Tout l'art de l'architecte est de créer les conditions d'une articulation réussie.
Oui, oui, Stéphanie et Alain.
Lyon 1 est bien le premier partenaire local de l'ENS de Lyon sur ce projet de master. Lyon 1 a montré par l'exemple la possibilité et l'intérêt de la collaboration entre sciences de l'information et informatique.
Je me réjouis de l'apport de vos compétences... et aussi de votre vigilance.
La tâche de penser l'architecture de toute l'information humaine, non seulement passée mais aussi celle produite à chaque seconde, donne le vertige. Cette totalité, me semble-t-il, ne pourra être plus et mieux organisée que ces parties: l'ensemble de l'information de réalités, de savoirs et de connaissances particuliers.
Par exemple, que pourrait représenter l'organisation de la totalité de l'information sur une ville, relativement "petite", comme Montréal (qui n'est pas Istanboul, Paris, Tokyo, Rome, New York)? Pour une conférence sur le web du futur, j'ai tenté d'illustrer ce que pourrait être la complexité de la tâche de recueillir et de structurer toutes ces informations. J'en suis à me dire que le numérique a pulvérisé la notion de document dans tellement de formes et de formats que son usage devient problématique.
Dans mon projet du Montréalscope, il s'agit plutôt d'extraire tous les "énoncés" sur Montréal de l'ensemble de la documentation "montréalaise"...
Je vous laisse juger de l'intérêt de mon projet: http://cheminsverslinconnu.blogspot...
je reprends la formule "je crois qu'il faut arrêter de tirer sur les équipes informatiques". C'est juste une expérience de 10 ans dans plusieurs environnements et contextes différents. Qui nous oblige à employer une terminologie très variée sur le terrain. D'où l'absence de cette terminologie que vous notez, mais qui ne veut pas dire que le concept et la pratique n'existent pas !
Qu'il y ait une (1?) équipe informatique dans un lieu qui se soit ouvert "aux contenus/aux usages" en distinguant le contenant du contenu (pour faire vite) ne remet pas en cause la difficulté en France avec le terme "architecture d'information" et "système d'information" (dans les pays anglosaxons "computer" ou "techno" facilitent les échanges). Perso je connais bcp de dispositifs documentaires qui attendent depuis plusieurs années...
Je pense que le contexte universitaire (où il y a une grande séparation entre les SI de la recherche et ceux de l'infodoc et de la pédagogie) est assez différent de celui d'autre types d'organismes où le poids des directions informatiques est d'une toute autre nature et ampleur.
Mais je suis pour une coopération/collaboration entre a minima ces trois axes - contenu/design et TIC comme fondement de la construction des systèmes. et j'espère bien que cette expérience fera des émules...
Bjr à tous; Nous avons, certains professionnels, créé la notion de D&IM (Document & Information Manager) pour que les entreprises puissent commencer à structurer leur approche. Ce fut un Groupe de travail avec 2 entreprises du CAC 40 pendant trois ans avec de nombreuses conférences à la clé; c'est désormais une association. Nous avons un cursus de formation structuré qui s'adresse aux entreprises. Une gouvernance documentaire pourquoi faire ? Le D&IM, ce n'est pas la DSI qui a d'autres sujets; c'est transverse donc complexe mais c'est la clé de l'efficacité (productivité, conformance juridique, cohérence organisationnelle, etc...) C'est toutefois peu reconnu par les entreprises car ne tombe dans aucune catégorie bien identifiée à ce jour. Suivez notre blog fidim.eu; on s'est permis de citer votre video lu, vu , su
Bonjour,
Le développement de ce concept, qui rejoint celui d'ergonomie proposé par certains cursus, m'intéresse beaucoup. En effet, en lisant votre "papier" je me rends compte que c'est quelque chose qui a toujours été essentiel pour moi dans mon activité, mais de façon tellement évidente que je n'ai jamais pensé à le valoriser. De fait, votre projet de Master m'intéresse autant comme moyen de mettre en valeur cette compétence et de la développer, que pour le lien avec une école de Design et les relations avec le Québec. Mais dès l'ouverture, est-ce envisageable faire une VAE et/ou l'obtenir à distance en formation continue ? Pourquoi pas partir le suivre au Québec ?
En tous cas, moi qui ai toujours été partagée entre les métiers des sciences de l'information et le métier d'architecte, voilà de quoi me redonner de l'espoir !
J'attends impatiemment des nouvelles de ce Master !
Bonjour Flora,
Merci pour votre intérêt. Les inscriptions débuteront en mars.
Oui, un processus de VAE est prévu. Certaines UE seront accessibles à distance. L'objectif est que l'ensemble de la seconde année puisse être rélalisé à distance.
Le master de l'ENS-Lyon sera entièrement dédié à l'architecture de l'information, mais vous pouvez aussi, bien sûr, vous inscrire à la maîtrise en sciences de l'information de l'Université de Montréal qui comprend un parcours dans le domaine et avec laquelle nous sommes en étroite relation.