La politique de prêt de ebooks via Amazon, relancée par son alliance avec Overdrive, a fait l'objet d'analyses et inquiétudes récentes (v. la synthèse par INA-Global, commentée par S. Mercier, sur ce blogue le billet de Ch. Lalonde). Avant d'y revenir, il est utile de comprendre la stratégie d'Amazon et de la placer parmi les Internet Big Five, telles que J. Battelle les appelle.

InternetBigFiveChartv1.png

Ces cinq sociétés ont été sélectionnées par JB sur la base de leur capitalisation boursière, le cash disponible, les internautes touchés, l'engagement par rapport aux données (les données des utilisateurs récoltées), l'expérience d'une plateforme, les deux derniers critères étant notés par JB lui-même sur la base de ses connaissances des sociétés.

Pourtant, il n'est pas sûr qu'Amazon joue dans la même catégorie. En réalité, il s'agit plutôt d'une société commerciale hybride entre le numérique et le physique. Pour bien le comprendre, il est utile de faire un détour par l'évolution de son chiffre d'affaires et de son bénéfice.

CA-Amazon.png Source : Bilans annuels

On y constate d'évidence une évolution radicalement différente entre le volume des ventes qui s'envole de plus en plus rapidement et le bénéfice, plus capicieux et bien modeste. Il semble que l'année 2011 ait encore accentué la tendance : son bénéfice aurait baissé alors que les ventes auraient encore grandement augmenté grâce en particulier à une politique commerciale agressive sur les prix du Kindle, puis le lancement du Kindle Fire. Voici déjà une première différence avec les trois premiers du tableau dont les chiffres d'affaires et les bénéfices sont conséquents.

Pour comprendre cette stratégie, car cette évolution structurelle est voulue et non subie, il ne faut pas raisonner à court terme, comme l'indique bien un observateur du Daily Finance. Selon lui, la firme aurait même mis en place en 2011 son programme pour les dix ans à venir. Amazon serait définitivement un hybride entre (trad. JMS) :

  • WalMart, un supermarché dominant, mais en ligne...
  • Cotsco, au travers un continuum de ventes liées par Amazon Prime, qui lui fournit un flux de revenus annuels...
  • Apple en proposant un matériel qui est intégré verticalement avec les logiciels verrouillés.

Cotsco est une chaîne de magasins réservés aux détenteurs d'une carte de membre offrant toute une série d'avantages commerciaux. Actuellement Amazon perdrait 11 $ par adhérent annuel à son programme Prime qui est pourtant un énorme succès public (ici). Le parallèle avec Apple vient évidemment de la comparaison et la concurrence entre l'Ipad et le Kindle et leur écosystème. Pourtant le parallèle a aussi quelques limites. Dans le couple indissociable contenant/contenu, la priorité d'''Apple'' est sur le premier terme, tandis que celle d'Amazon est sur le second.

Ainsi, Amazon est bien une firme hybride et non un pure player, comme les autres participants au club des Big Five. Mieux, contrairement aux autres, Amazon n'a pas construit son succès sur une technologie en rupture avec l'existant, mais bien par une stratégie marketing classique, utilisant au mieux les spécificités du numérique.

Regardons de plus près les conséquences de cette stratégie dans son premier marché historique, le livre touché à tous les niveaux de sa production-distribution par le numérique. On y constate que l'objectif d'Amazon est de couvrir l'ensemble de la chaîne économique et non seulement le maillon final de la distribution et de la vente,

Un analyste de Forbes a fait l'inventaire des principales décisions de la firme sur les dix dernières années et le marché américain, dans un article récent au titre révélateur, Why Amazon Is The Best Strategic Player In Tech (trad. JMS) :

  1. L'achat en un clic.
  2. La livraison gratuite au delà de 25$.
  3. Le premier à proposer la commercialisation, astucieuse et pratique, mais prédatrice, de l'autopublication, à une époque (fin 90) où il était pratiquement impossible de se faire distribuer, même pour un petit éditeur.
  4. Création d'un marché du livre d'occasion qui est passé de 4% à 30% du marché total en quelques années (chiffre déjà ancien).
  5. Combat contre les imprimeurs à la demande en utilisant son modèle d'expédition en 24h comme une arme pour amener les volumes imprimés à BookSurge dans ses opérations internes.
  6. Couper l'herbe sous les pieds de Lulu, le pionnier de l'autopublication, avec l'offre Createspace, proposant aux auteurs une meilleure marge.
  7. Démarrage du programme d'affiliation (qui selon des sources non-vérifiées représenterait 40% des ventes).
  8. Rendre la publication sur Kindle ultra-simple.
  9. Proposition pour les éditeurs de droits attractifs sur le Kindle, 70% entre 2,99$ et 9,99$, difficile à refuser pour cette gamme de prix
  10. Une fois que la chaîne traditionnelle d'approvisionnement est suffisamment affaiblie pour que les éditeurs traditionnels ne soient plus très utiles, montée en puissance de la discussion directe avec les auteurs.
  11. Commencer par une expérience ebook la plus proche possible des livres traditionnels, mais pousser aussi vite que les lecteurs puissent tenir vers des formats numériques plus flexibles (blogues sur le Kindle, Kindle "single", et avec les fonctionnalités récemment annoncées, des images de bonne qualité).
  12. Pousser résolument le pion Kindle vers la reine avec le modèle de prêt de livres et la récente offre-que-vous-ne-pouvez-pas-refuser pour les éditeurs d'exclusivité sur les Kindles pendant au moins les 90 premiers jours (l'année prochaine on basculera sans doute vers une priorité ou une exclusivité pour beaucoup de petits éditeurs ; jusqu'à présent les ebooks ne sont considérés que comme un marché supplémentaire).
  13. Et pendant tout ce temps, maintenir l'expérience d'achat familière, mais en enlevant tous les obstacles pour accroitre les conversions et les ventes au cours de la même visite avec des mécanismes allant du feuilletage jusqu'aux recommandations de lectures comparables et le regroupement des recommendations.

On peut relire facilement cette histoire à partir des 4P (Product, Price, Place, Promotion) du marketing stratégique le plus basique, bien loin des ruptures qu'ont constitué le lancement du programme Google-book et son feuilleton ou encore celui de l'iPad et la guerre des brevets.

Quelques mots pour finir sur le nouveau service de prêts et les bibliothèques. Sans reprendre les analyses rappelées au début de billet, juste quatre nuances ou insistances :

  • Une bibliothèque s'adresse d'abord à la communauté locale qui la finance. Dans ce contexte, la liseuse et les logiciels associés jouent le même rôle de repérage et contrôle que l'entrée sur le domaine de l'université de l'étudiant quand il se connecte par son identifiant. C'est pourquoi, il me parait peu raisonnable d'imaginer un système ouvert, sauf à vouloir changer radicalement le modèle éditorial et le modèle bibliothéconomique pour ce qui n'est pour le moment qu'une chimère.
  • La fracture numérique n'est pas une chimère. Il est du devoir des bibliothèques de la combattre et ce combat risque de durer longtemps. C'est pourquoi il est important de prêter aussi des liseuses et pas seulement des fichiers.
  • Par construction, la mission des bibliothèques est de retirer les contenus des contraintes commerciales pour les proposer au public. Il est donc contradictoire pour elles qu'un prêt se conclut par une offre commerciale exclusive. Mais les bibliothèques francophones, même en consortium, ne pèsent pas lourd vis-à-vis des stratégies des Big Five. Aussi la seule voie pour préserver le service public de la lecture semble la voie légale ou réglementaire qui devrait interdire ce genre de pratique. Je ne suis pas juriste, mais il ne m'étonnerait pas que des textes appuyant cette interdiction existent déjà.
  • Enfin, les bibliothèques devraient mener un combat plus affirmé pour l'anonymat de la lecture et ce type de service de prêts pourrait être une occasion d'avancer en ce sens grâce à une interface de la bibliothèque entre Amazon et le lecteur.

Actu du 7 janvier 2012

A lire la suite de la réflexion de J Battelle The Internet Big Five By Product Strength, qui confirme la situation décalée d'Amazon

Actu du 16 janvier 2012

Lire Amazon.com case study, Smart Inside, 16 janvier 2012.

2 fév 2012

Amazon déroule sa stratégie en ignorant la Bourse, Les Echos 31 janv 2012

17-04-2012

« States fight back against Amazon.com’s tax deals ». The Seattle Times.

Série d'articles sur l'organisation d'Amazon.