"Jusqu'à quel prix sommes nous prêts à payer le numérique ?"
Par Jean-Michel Salaun le samedi 17 décembre 2011, 09:49 - Web 2.0 - Lien permanent
En cette fin d'année, il semble que le dialogue de sourds entre les tenants d'un renforcement des outils répressifs pour défendre le droit d'auteur sur le web et les promoteurs d'un web débarrassé de toutes contraintes soit reparti de plus belle (voir par ex ici, une de ces postures sans nuance, présentée au nom des bibliothécaires). Je n'ai jamais été très convaincu par ces rhétoriques attisées par les intérêts commerciaux des éditeurs et producteurs d’un côté et ceux des opérateurs de réseaux et fournisseurs de services web de l’autre. Et les hérauts du web, sous couvert de la défense des droits fondamentaux, me paraissent souvent proclamer une opinion reflétant plutôt leur position particulière.
Un nouvel équilibre entre propriété intellectuelle et partage, se construira par tâtonnements successifs en fonction de l'avancement l'économie du webmédia et les tentatives précipitées de légiférer seront soumises à l'épreuve des faits.
J'ai été plus intéressé par le résumé d'un rapport à venir rédigé par Jeffrey I. Cole, directeur du Center for the Digital Future, Is America at a Digital Turning Point? qui me parait poser des questions plus lourdes pour l'avenir (repéré grâce à M-C Beuth). En voici quelques extraits (en italique les citations traduites, en normal mes commentaires intégrant les citations dans la théorie du document). Le centre de recherche est lié à une école de journalisme, ce qui oriente la problématique. Sans doute d'autres thèmes pourraient être pointés, mais ceux-là méritent attention et posent de bonnes questions.
A un extrême, nous trouvons des usagers capables d'avoir une connexion sociale continue, un accès à l'information illimité et des capacités d'achat sans précédent. A l'autre extrême, nous trouvons une pression extraordinaire sur notre temps, de fortes préoccupations sur la confidentialité et des questions vitales sur la prolifération de la technologie, y compris un certain nombre qui n'existaient pas il y a dix ans. (...)
Nous trouvons d'énormes avantages dans les technologies en ligne, mais nous payons aussi un prix personnel pour ces prestations. La question est : jusqu'à quel prix sommes-nous prêts à payer le numérique ?
Voici les neuf leçons tirées de dix années d'enquêtes du centre :
1. Les médias sociaux explosent, mais la plupart de leur contenu n'a aucune crédibilité
(...) Notre enquête la plus récente montre que 51% des usagers indiquent que seulement une petite portion, ou aucune des informations qu'ils voient sur les réseaux sociaux est pertinente. Seulement 14% ont dit que la plupart ou toutes les informations sont fiables.
L'accent des médias sociaux mis sur la transmission (3e dimension du document) se fait au détriment du contenu (2e dimension), ou la communication prime sur l'information, le signal sur le signe, le phatique sur le sémantique.
2. La saturation numérique (E-Nuff Already) continue de s'étendre
(...) Autrefois, la messagerie était la principale préoccupation. Aujourd'hui la saturation numérique s'est encore accru, incluant de nombreux services et équipements qui ont d'énormes avantages pour les usagers, mais qui sont aussi perçus comme empiétant sur leur vie. (...)
Nous recevons trop de messages, le barrage des textes est continu, nous portons de multiples terminaux, de nouveaux services, de nouveaux gadgets continuent d'être produits. Combien de temps cela va-t-il durer avant que les Américains disent "ça suffit !". (...)
L'attention devient le bien le plus précieux.
3. L'ordinateur de bureau est mort. Longue vie à la tablette.
(...) L'ordinateur de bureau est un dispositif où l'on se penche en avant ('lean forward' device), un outil posé sur un bureau qui force à aller vers lui. La tablette propose une attitude où l'on se penche en arrière ('lean back' allure), plus pratique et confortable que les ordinateurs portables et bien plus séduisante. (...)
La domination à venir des tablettes va entrainer des changements majeurs dans la façon et le moment où les Américains se connecteront.
La forme change (1e dimension) et d'énormes batailles sont engagées pour la domination de cette dimension cruciale, en particulier au travers des brevets (ici).
4. Temps de travail = sept jours sur sept, jour et nuit.
Les ordinateurs personnels et les technologies connectées ont augmenté la productivité et l'efficacité au travail. Mais pour de nombreux employés, le prix de cette productivité est aussi l'allongement du travail à leur vie en dehors du bureau. (...)
Est-il raisonnable de considérer que le temps de travail s'étende sept jours sur sept, jour et nuit ?
L'arrivée du néodocument modifie la régulation du travail par l'extension spatiale et temporelle de ses fonctions de transmission et de preuve.
5. La plupart des journaux imprimés auront disparu dans cinq ans.
La distribution des journaux imprimés continue de chuter, et nous pensons que seuls survivront les plus éloignés de la moyenne : les plus grands et les plus petits. (...)
Quelles seront les conséquences des changements dans la distribution du contenu sur la qualité et le sérieux du journalisme ?
Le webmédia en prenant sa place modifie les équilibres internes des anciens médias. Les conséquences vont jusqu'à la deuxième dimension, le contenu et le genre des documents.
6. Nous avons perdu notre vie privée.
(...) La question de la vie privée est simple. Si vous vous connectez, quel que soit l'objet, votre vie privée n'existe plus. Les Américains adorent pouvoir acheter en ligne, chercher de l'information en ligne, et rejoindre des communautés en ligne. Mais le prix à payer est que nous sommes constamment surveillés. les sociétés privées savent sur nous tout ce qu'il est possible de savoir : nos intérêts, nos préférences d'achat, nos comportements et nos croyances.
Le modèle d'affaires du webmédia implique la surveillance de la navigation pour une revente ciblée de l'attention des internautes. Ce que nous gagnons en liberté de navigation, en personnalisation des services, nous le perdons en découverte inattendue, en suggestion d'achats et plus généralement en menace sur les libertés individuelles.
7. L'influence de l'Internet sur la vie politique américaine est encore en question.
(...) Au delà des deux prochains cycles d'élection l'Internet deviendra un facteur majeur de changement du paysage politique.
Le webmédia va continuer à trouver sa place dans l'espace public, comme porteur des valeurs de la postmodernité.
8. Internet va continuer à transformer les habitudes d'achat au détriment du commerce de détail.
Dans cinq ans, le paysage traditionnel de vente au détail sera complètement différent de ce qu'il est aujourd'hui.
Tout comme pour le travail, l'arrivée du néodocument modifie la régulation du commerce de détail par l'extension spatiale et temporelle de ses fonctions de transmission et de preuve.
9. Et ensuite ?
En 2006, YouTube et Twitter venaient de naître, et Facebook était encore un bambin. Il y a une demi-décennie, qui aurait pensé que ces technologies naissantes deviendraient les standards de la communication sociale en 2011 ? La prochaine grande tendance est développée actuellement par une nouvelle culture de visionnaires d'Internet qui n'attendent que d'être entendus.
La mise en place du néodocument est loin d'être terminée. Attention, si le succès d'audience des trois services indiqués est avéré, leur modèle d'affaires est encore incertain. Ainsi la captation de la valeur commerciale de l'attention à partir de la navigation n'est pas triviale et, effectivement, il est probable que bien des surprises soient encore à venir.
Commentaires
Salut Jean-Michel,
j'aime bien le questionnement autour des postures (lean forward / lean back) qui fait écho à de vieilles problématiques liées au support (passage volumen / codex) mais me semble aussi être la dernière (?) pièce du puzzle comprenant le "lazy web" (cf : http://affordance.typepad.com/mon_w... la tablette ajoutant le côté postural du "lazy") et l'évolution vers un écosystème web de plus en plus fermé et applicatif, de plus en plus "territorialisé". Bref, faudra que je creuse ça dans un prochain billet :-)
Bonsoir Jean-Michel,
les intertitres ne font pas dans la dentelle non plus:
"Temps de travail = sept jours sur sept, jour et nuit."
"Nous avons perdu notre vie privée."
etc.
Brr, 2012 s'annonce sympa (+ l'article où tu m'as conduit par rebond: http://www.framablog.org/index.php/... )
Bonne fin d'année quand même :-)
@olivier: ton lien "semble brisé" d'après Google.
une virgule qui s'est glissée à la fin de l'URL : http://affordance.typepad.com/mon_w...
là ça devrait marcher :-)
@ Olivier. La différence entre lean forward et lean back n'a rien de neuf. C'est aussi celle des différentes postures de lecture, ou face à l'écran (PC vs TV).
Pour les tablettes, les premiers usages privilégiés, corellés avec la TV, sont intéressants à suivre :
http://blogues.ebsi.umontreal.ca/jm...
Mais une tablette peut aussi être utilisée debout dans des postures de travail nomade (sur un chantier par ex).
@ Michel. C'est un peu l'article que tu cites qui m'a fait réagir. Cette histoire des 4 boites est ce qu'on fait de plus réac aux US, justifiant les dérives de l'extrême droite. Il y a parfois un espace ténu entre une certaine idéologie du libre et les libertariens.
http://blogues.ebsi.umontreal.ca/jm...
Sur le fond, je ne crois pas que les propositions de Cole soient pessimistes, même si les ss-titres sont plutôt négatifs. Il est temps d'être un peu moins béat et le recul commence à nous donner quelques éléments pour répondre à la question qu'il pose et que je crois être celle qui définira les contours du webmédia.
Quelques remarques sur les neuf leçons, qui sont effectivement plus productives que le combat de tranchées francophone.
1. Les médias sociaux explosent mais sans crédibilité
Les médias sociaux sont intéressants pour les vampires de la publicité car il s’agit d’un public de masse aisément manipulable. La valeur d’information est effectivement faible (mais pas nulle). De fait, il s’agit d’une nouvelle vitrine publicitaire plus ou moins participative, la question est de savoir si elle est effectivement rentable dans cet usage à long terme.
2. La saturation numérique s’étend
L’attention devient le bien le plus précieux. Je crois qu’il faut ici différencier les usages. Pour les usages grand public, nous sommes effectivement dans une logique de gagner « du temps de cerveau disponible » par tous les moyens de manipulation connus. Dans le cadre professionnel la problématique est d’élaborer des pratiques d’efficiences en favorisant les médias/applications moins consommateur de temps (par ex. substituer le mésusage de la messagerie par des wikis).
3. Longue vie à la tablette
Pour la consommation courante (grand public) la cause est entendue, c’est la tablette (ou ses futurs avatars) qui d’ores et déjà gagné (voir la chute des ventes des notebooks). Par contre je ne pense pas que la tablette se substituera au PC. Je réviserai ma position quand on maîtrisera sur les tablettes les outils de plus haut niveau (excel, visio, etc.).
4. Temps de travail illimité
Le temps de travail sans limite est déjà en usage dans certaines niches professionnelles (traders, transport, etc.) : La nouveauté est que la diffusion et l’accès facilité au réseau rend sa généralisation potentiellement réalisable. Si c’est possible cela n’est pas forcément obligatoire. Il me semble que cette question mériterait de sérieuses réflexions sur le réaménagement du temps de travail, mais on ne voit pas trop les syndicats à l’oeuvre.
6. Nous avons perdu notre vie privée
« Ce que nous gagnons en liberté de navigation, en personnalisation des services, nous le perdons en découverte inattendue, en suggestion d’achats et plus généralement en menace sur les libertés individuelles ». Je pense que les consommateurs se satisferont de cette perte de liberté par le confort du conformiste personnalisé. Comme ils sont pour l’instant majoritaires, cela signifie que les non-conformes devront se battre d’autant plus (ce qui explique aussi la crispation des fronts mis en exergue au début du billet) pour maintenir l’accès libre aux sources, au réseau et avec un minimum d’intrusion.
Je me réjouis d’avance que ce qu’Olivier va nous développer prochainement à ce sujet.
9. Et ensuite ?
Les trois applications émergentes mise en avant sont toutes liée à la logique du réseau social. Elle sont effectivement fragiles sur le long terme car elles favorisent la rapidité d’une information microscopique et sont donc très dépendantes de toutes sortes d’effets de mode (aussi bien sur le plan du contenant que du contenu). J’attends de voir apparaître les outils qui s’occuperont des informations à longue échéance. Peut-être s’agira-t-il des mêmes outils mais avec un usage social différent.
Salut Jean-Daniel,
Merci pour ces enrichissements. Quelques rebonds à mon tour.
1. Je ne suis pas sûr que les médias sociaux soient si intéressants pour les publicitaires, malgré les discours d'escorte. Je n'ai encore rien lu de très convaincant à ce sujet. Par ailleurs, il y a une ambiguïté entre l'utilisation opportuniste du média à des fins de com et l'installation d'un marché publicitaire pérenne profitant au webmédia.
4. Effectivement, le silence des syndicats sur cette question est étonnant et le sujet mériterait une étude approfondie.
6. Les études de Cole montrent au contraire une préoccupation de plus en plus grande des Américains sur la protection de la vie privée. Il est vraisemblable que cette question du sujet comme document sera un levier important de la configuration définitive du webmédia.
9. Mon sentiment personnel est que l'avenir est moins dans les techno, qui sans doute évolueront encore beaucoup, que dans les professions qui prendront en main le webmédia, leur savoirfaire et leur éthique. C'est pourquoi la formation d'architectes de l'information responsables me parait être une priorité.