En attendant le rapport de la mission Lescure sur les contenus numériques et la politique culturelle à l'heure du numérique, on pourra lire le rapport français des experts Collin & Colin sur la fiscalité du numérique qui était très attendu, lui aussi, normal en ces temps de crise des finances publiques et de polémiques autour des paradis fiscaux dont profiteraient abusivement les plus grosses firmes du net. Même si le rapport est imposant, il ne décevra pas le lecteur. A l'évidence, il cherche à faire date. Il s'agit en effet d'un de ses rares rapports officiels à proposer une vraie thèse nouvelle pour éclairer et suggérer un changement de politique.

De ce point de vue, on peut le rapprocher d'un autre rapport qui marqua un tournant à la fin des années 70 et lança la télématique en France : le rapport Nora-Minc sur L'informatisation de la société (pour une histoire de ce rapport, voir A. Walliser). Il en a les qualités pédagogiques, la finesse d'analyse... et aussi l'ambition très française de vouloir montrer la voie à partir d'une thèse englobante, amenant quelques raccourcis et peut-être quelques aveuglements. nous verrons bien si celui-ci aura l'impact qu'a eu celui-là :

  • Collin, Pierre, et Nicolas Colin. Mission d’expertise sur la fiscalité de l’économie numérique. Paris, France: Ministère de l’économie et des finances ; Ministère du redressement productif, janvier 2013. Pdf
  • Nora, Simon, Alain Minc, et France. Présidence de la République. L’informatisation de la société : rapport à M. le Président de la République. 1 vol. Paris, France: La Documentation française, 1978.

Il ne manquera pas, j'en suis sûr, de synthèses critiques. L'ampleur de l'ouvrage se mesure à la densité de son propos, aux nombres d'experts entendus et visiblement écoutés et à l'importante bibliographie. Je me contenterai, comme souvent ici, d'un bref résumé de la thèse et de quelques remarques.

La thèse principale du rapport peut être rapportée en deux citations chocs : les données, notamment les données personnelles, sont les ressources essentielles de l'économie numérique et la collecte des données révèle le phénomène du "travail gratuit". Bien entendu, le rapport ne se résume pas à ces deux phrases. Il comprend une analyse détaillée de la situation fiscale des entreprises, de leurs caractéristiques particulières et décline des propositions. Mais c'est bien sur l'articulation entre la collecte et l'exploitation des données personnelles, d'une part et leur relation avec l'exploitation du travail gratuit, de l'autre, que se cristallise l'ensemble du raisonnement dont découlent les propositions, tout particulièrement les deux principales : inclure le travail gratuit des utilisateurs dans la définition des "entreprises stables" au sein de l'OCDE afin de pouvoir relocaliser en quelque sorte la création de valeur et donc sa fiscalité et, en attendant cette mise en place qui suppose une concertation internationale, taxer la collecte de données un peu à la manière de la taxe carbone, selon une formule de prédateur-payeur.

Cette thèse a le grand mérite de dépasser les analyses habituelles sur les transferts de valeur au détriment des ayant-droits ou encore sur le grand partage, en montrant la nature nouvelle des firmes issues de l'économie numérique. Et les propositions sont imaginatives, innovantes, nous sortant des ornières des polémiques actuelles. D'une façon générale, elles s'inscrivent dans le sillon qu'a commencé à creuser Doc Searles avec son Economie de l'intention. Il n'est pas sûr qu'elles ne rencontrent pas de nombreux obstacles, mais elles ont l'avantage de décaler les propos en cherchant à les replacer au centre des leviers de l'économie numérique.

Elle croise bien des constatations déjà faites sur ce blogue ou ailleurs (sur le poids du capital-risque, sur le pouvoir des managers, sur les marchés plurifaces, sur les écosystèmes en concurrence, etc.), mais elle va plus loin en proposant une nouvelle mesure de la valeur. Quelques critiques rapides néanmoins :

  • l'exploitation du travail de l'usager n'a pas commencé avec le numérique. C'est une caractéristique de l'économie des services. Certains, dans le marketing des services, ont même baptisé ce phénomène la "servuction".
  • Il reste un flou sur la notion de marché, même pluriface, qui conduit à surestimer les réussites économiques. Le client principal est l'annonceur, qui n'est qu'à peine évoqué dans le rapport et non l'internaute qui est au moins autant le produit que l'exploité. Il n'est pas sûr, par exemple que Facebook ne soit pas aujourd'hui dans une impasse.
  • de même à part peut-être pour Google qui reste un cas à part, il n'est pas sûr que l'exploitation des données personnelles soit si rentable qu'il est souvent prétendu.
  • Enfin, il serait utile d'intégrer l'Etat dans l'analyse. Les Etats modernes, pour la sécurité, pour la régulation des organisations publiques comme pour le développement de l'Etat-Providence sont les premiers collecteurs des données personnelles. Et l'économie numérique peut être aussi analysée comme la montée d'une concurrence sur ce terrain.

Autres réactions

Voici qques liens d'analyses sur le rapport. Je complèterai au fur et à mesure :