C’est d’ailleurs la thèse du philosophe français Bernard Stiegler : l’essor du numérique et des réseaux – particulièrement d’Internet – permettrait rien de moins qu’un nouveau modèle économique qui concurrencerait les modèles dominants, l’économie de marché, l’économie publique (les savoirs publics) et l’économie du don. Il nomme celui-ci l’économie de la contribution.

AMATEURS DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS...

Le modèle de l’économie de la contribution suppose une transformation du profil des « travailleurs » parce que les contributeurs sont le plus souvent des amateurs non rémunérés qui agissent librement, suivant leurs motivations personnelles, leurs habiletés et leurs préférences. Ce modèle tranche avec l’économie de marché puisqu’il est fondé sur la participation active de plusieurs individus à des réalisations non par contrainte (salaire, licenciement), mais par intérêt. De plus, il se caractérise par une atomisation des efforts consentis, situation bien représentée par le concept similaire et très imagé d’« économie de la pollinisation » proposé par Yann Moulier-Boutang. La contribution est donc à la fois formatrice et bénéfique pour ceux qui la fournissent, stimulant chez eux l’acquisition de compétences, phénomène que Stiegler qualifie de « déprolétarisation des acteurs ».

Sur le Web, l’organisation de la production de l’information change : c'est le passage au Web dit 2.0 et l'abandon progressif de la structure verticale, où l'information descendait d'un nombre restreint de producteurs vers une masse de consommateurs passifs, pour un modèle horizontal, où la circulation se fait de plus en plus en réseau, avec l'émergence d'une production plus décentralisée, hors marché et non propriétaire. Yoachai Benkler parle justement à cet effet d’une économie de l’information en réseau, concept très similaire à celui de l’économie de la contribution, et qu’il définit en ces termes dans le livre The Wealth of Networks : How Social Production Transforms Markets and Freedom :

L’économie de l’information en réseau est caractérisée par le fait que l’action individuelle décentralisée (en particulier l’action collective et coordonnée, innovante et importante, mise en œuvre par le biais de mécanismes non marchands, distribués sans restriction, ne reposant pas sur des approches stratégiques propriétaires) joue un rôle beaucoup plus important qu’elle ne l’a fait, ou n’aurait pu le faire, par le passé, dans le cadre de l’économie de l’information industrielle. (Extrait de la traduction française, La richesse des réseaux, paru aux Presses universitaires de Lyon).

Alors que seuls les industriels disposaient des moyens matériels et financiers nécessaires à la production et à la diffusion de l’information, le numérique change la donne. Il y a beaucoup moins de contraintes matérielles majeures; la barrière à l'entrée a été considérablement abaissée. Tous peuvent produire et diffuser de l’information. On assiste donc à l’avènement d’une production hors marché, à l’essor de projets collectifs innovants, efficaces et à grande échelle qui ne répondent plus à la stratégie essentiellement marchande des industriels-propriétaires. En conséquence, la production de l’information se démocratise. L’espace public n’est plus la chasse gardée des grands groupes médiatiques, mais existe de plus en plus en réseau de cocréateurs. L’autonomie des individus est aussi renforcée : ils font plus « par et pour eux-mêmes », participent à des communautés libres et ouvertes, et les liens entre les contributeurs échappent à la structure formelle et hiérarchisée du monde du travail.

L'exemple de Wikipédia n'est plus à citer, mais ce sont aussi des projets comme SETI@home, où l'internaute offre le processeur de son ordinateur pour l'analyse de données radiotéléscopiques, ou encore, à une échelle plus réduite, le logiciel libre, que ce soit pour le codage ou le débogage.

… POUR TIRER LES MARRONS DU FEU ?

Bref, lorsqu’on lit au sujet de l’économie de la contribution, il y a de quoi se réjouir. Toutefois, il serait pertinent de se demander si la réalité est vraiment si rose.

Est-il juste, par exemple, de se réjouir inconditionnellement du fait que les contributeurs soient des amateurs non rémunérés sous prétexte que leurs motivations seraient plus « pures » ? Et si les créateurs, dans une économie de marché, bénéficient normalement de la protection de la loi sur le droit d’auteur, entre autres, ce n'est pas le cas pour des contributeurs volontaires anonymes. La ligne est d'ailleurs parfois bien mince entre le professionnel et l’amateur. Existe-t-il des modèles qui pourraient permettre de récompenser monétairement la contribution des amateurs ? Devrait-on le vouloir ? Ne serait-ce qu'une tentative de récupération de la part de l'économie de marché ?

À ce sujet, les curieux pourront consulter l'article intitulé « Rémunérer un amateur pour valoriser les externalités positives », écrit par le juriste-bibliothécaire L. Maurel. L'article souligne entre autres un des problèmes emblématiques de cette économie : la monétisation par autrui, notamment par des entreprises comme Facebook, Twitter ou Google, le partage des informations, les recommandations, re-tweets ou autres donnant de la visibilité, de l'attention, à une plateforme ou une autre... et l'attention se marchande.