Un entretien d'un historien du livre J-Y Mollier publié par la revue française Télérama (n° 3006 - 25 Août 2007, Html) a beaucoup été commenté sur les biblioblogues et surtout sur la liste Biblio-fr (archives de la liste). Le point qui a cristallisé le débat et agacé nombre de bibliothécaires est l'inquiétude de l'historien face au « désherbage » (élagage en bon québécois, c'est à dire l'élimination des documents les moins demandés afin de faciliter la gestion des collections). Sans revenir précisément sur les arguments, je voudrais faire ici remarquer que souvent les incompréhensions viennent de confusions sur la notion de collection et de document, qui peuvent s'éclairer par un point de vue plus économique.

Trois valeurs différentes, au moins, d'une collection se croisent dans les arguments que j'ai pu lire. Elles méritent d'être distinguées : une valeur de collectionneur, une valeur d'assurance et une valeur de médiateur. Ceux qui suivent ce blogue y retrouveront les trois dimensions du document (forme/texte/médium, voir ce billet).

Le collectionneur

Pour un historien du livre, le livre est d'abord un objet, un monument plus qu'un document pourrait-on dire. Le livre doit être conservé parce qu'il existe tout simplement. C'est à l'évidence la valeur prônée par J.-Y. Mollier. C'est nécessairement la valeur qui justifie les bibliothèques à vocation patrimoniale.

Mais c'est aussi celle du collectionneur dont il ne faut pas négliger l'importance dans l'histoire des bibliothèques. Le collectionneur garde des objets auxquels il accorde une valeur affective. Bien des collectionneurs ont dans l'histoire été l'instrument du sauvetage de patrimoines documentaires importants. Nombre d'entre eux ont participé à l'enrichissement des bibliothèques. Aujourd'hui encore, les collectionneurs jouent un rôle non négligeable. Il serait peu responsable de croire que le patrimoine ne perdure que par une action administrative planifiée. Les initiatives individuelles y jouent un grand rôle.

L'économie du collectionneur est spéculative. Il garde parce que, à tort ou à raison, il pense que les objets conservés vont gagner en valeur en vieillissant, mais c'est un pari. C'est le même modèle que celui du marché de l'Art, même si évidemment nombre de collectionneurs n'ont pas de motivation mercantile.

Dans cette perspective, les bibliothèques qui n'ont pas vocation patrimoniale n'auraient pas de raison de garder des documents anciens, qui ne sont plus demandés. Pourtant, dans leur histoire particulière, elles peuvent avoir intérêt au contraire à se spécialiser sur tel ou tel fonds spécifique qui les différenciera d'une autre bibliothèque, à la façon un collectionneur : cela leur donne une identité, les rattache à leur histoire et, qui sait, pourrait bien être hautement rentable à l'avenir. Tout ici est question de subjectivité et d'envie, car il est évidemment trop coûteux et contreproductif de tout garder.

L'assureur

Les scientifiques en général sont allergiques au désherbage, mais souvent pour une raison différente de celle de l'historien ou du collectionneur. L'inquiétude ici vient du fait qu'un document très peu demandé peut-être à l'origine d'une avancée scientifique plus importante que ceux connus de tous, justement parce qu'il a été négligé auparavant.

Le raisonnement se rapproche ici de celui de l'assurance. On paye une police d'assurance non pas parce que l'on souhaite avoir un accident, ni même pour ne pas en avoir, mais pour le cas où on en aurait. De même on garde un document peu demandé au cas où il puisse apporter dans l'avenir une valeur bien supérieure au cout de sa conservation. Mais personne n'est en mesure de garantir cette valeur, tout comme les mensualités de l'assurance seront dépensées sans contrepartie si aucun accident ne se produit.

Il est impossible pour une bibliothèque, ici une bibliothèque scientifique, de tout garder, même si c'était la tradition en Amérique du nord pour les grandes bibliothèques de recherche. Mais le critère de la demande du document, appliqué souvent mécaniquement par les bibliothécaires, est peu pertinent. La seule façon de s'en tirer, me semble-t-il, est de se servir des outils d'évaluation des chercheurs eux-mêmes : l'expertise des pairs, la scientométrie. Tout comme, dans l'assurance, le calcul des mensualités se réalise à partir d'outils statistiques.

Néanmoins, ici ce n'est pas l'objet qui est important, mais son contenu. Dès lors la numérisation change la donne car l'accessibilité ne se fait plus dans un lieu, mais sur un réseau et, dans cette perspective, tout récemment l'ARL vient de retirer de ses critères d'évaluation la taille des collections. Il y a là tout un champ nouveau qui s'ouvre car dans le même temps le numérique conduit au stockage inconsidéré.

Le médiateur

Une grande part des bibliothécaires, qui ont réagi à l'article cité plus haut, ont souligné que le désherbage était indispensable pour pouvoir mettre en valeur les livres les plus demandés et répondre aux attentes du public sans être étouffé par l'ampleur des collections et de leur gestion.

Cette réaction peut se traduire économiquement comme une volonté de réduire les coûts de transaction. C'est un peu comme dans un marché où l'on aurait retiré le vecteur de la monnaie. Il est naturel que cette façon de raisonner se retrouve dans les bibliothèques où l'affluence est forte, bibliothèques publiques, bibliothèques de premier cycle universitaire. L'objectif est de maximiser la relation de médiation.

Ici l'outil classique des bibliothécaires : la fréquence de demande des documents a toute sa pertinence. Mais j'espère avoir convaincu que les deux précédentes dimensions ne devaient pas non plus être négligées.