Alarmes sur la culture lettrée
Par Jean-Michel Salaun le samedi 02 février 2008, 17:27 - Socio - Lien permanent
Deux études récemment publiées, l'une aux US, l'autre en Grande Bretagne, tirent la sonnette d'alarme.
To Read or Not To Read, A Question of National Consequence (Washington: National Endowment for the Arts, Novembre 2007, 98p.), Pdf. (Repéré par H. Guillaud sur La Feuille qui a traduit quelques éléments du débat critique, ici)
Comme le titre le suggère, le rapport américain est donc très alarmiste. Il constate, comme d'autres avant lui, le fort recul de la lecture, au sens traditionnel du terme, principalement chez les jeunes. Mais, au delà des résultats, l'argumentaire est important. Voici un extrait caractéristique de la préface (trad JMS) :
To Read or Not To Read confirme l'importance centrale de la lecture pour une société libre et prospère. Les données démontrent que la lecture est une activité irremplaçable pour produire des adultes productifs et actifs autant que des communautés en bonne santé. Quels que soient les bénéfices des médias électroniques plus récents, ils apportent un substitut non-mesurable pour le développement intellectuel et personnel initié et soutenu par la lecture régulière.
To Read or Not To Read n'est pas un regret nostalgique (une «élégie») des jours anciens de la culture imprimée, mais plutôt un appel à l'action, ne s'adressant pas seulement aux parents, professeurs, bibliothécaires, écrivains et éditeurs, mais aussi aux politiques, hommes d'affaires, économistes et acteurs sociaux. Le déclin général de la lecture n'est pas simplement une question culturelle, bien qu'il ait d'énormes conséquences pour la littérature et les autres arts. C'est un sérieux problème national. Si l'Amérique continue à perdre l'habitude de la lecture régulière, au rythme actuel, la nation subira de substantiels revers économiques, sociaux et civiques.
Le rapport a été critiqué. On lui a reproché notamment de méconnaitre la lecture à l'écran. On trouvera ici un résumé par H. Guillaud de quelques-unes de ces critiques. Mais à la réflexion et à la lecture du second rapport, britannique, je ne suis pas sûr que celles-ci soient vraiment très solides.
Information behaviour of the researcher of the future, UCL, 11 janv 2008, 35p. Pdf.
La lecture des jeunes à l'écran n'y apparait pas vraiment en effet comme encore très efficace. Le rapport présente les résultats d'une enquête sur la façon dont les jeunes naviguent sur le Web et s'y informent. Sans surprise non plus, il montre que la « génération Google » n'a pas beaucoup d'esprit critique face aux outils et que les bibliothèques ne positionnent pas leur service de façon pertinente. Mais il prend, lui aussi, des accents alarmistes quand il élargit son propos. Extraits de la page 32 (trad JMS) :
La littérature de recherche est peu pertinente dans ce domaine et les éléments sérieux sont éclipsés par les proclamations anecdotiques et non fondées. Les bibliothécaires ont besoin d'investir plus dans le recueil de données et dans l'analyse et de prendre exemple sur les leaders commerciaux (comme TESCO, par exemple, JMS : hypermarchés) qui ont une connaissance de leur clientèle et de ses préférences bien plus détaillée et éclairée. En particulier, le besoin se fait sentir de séries de données longitudinales et d'outils de compréhension pour lancer des alertes vitales et rapides sur les changements à venir. Pourquoi les plus grandes bibliothèques nationales n'ont-elles pas un département interne d'études sur les usages ? Sans cette compréhension, les services standards peuvent s'éloigner facilement de la réalité.
À un niveau national, il y a un besoin fondamental d'un programme bien financé de recherche et d'enquête sur les compétences informative et de lecture numérique de nos jeunes. Si le comportement erratique que nous observons dans les bibliothèques numériques est vraiment la conséquence d'une carence du "terminal bibliothèque", alors la société a un problème majeur. Les compétences informationnelles sont plus que jamais nécessaires et à un niveau plus élevé pour que les gens puissent se prévaloir des bénéfices de la société de l'information.
Les premières recherches aux États-Unis soulignent que ces compétences doivent être inculquées durant les années de formation de l'enfance : à l'université ou au collège, il est trop tard pour renverser des habitudes profondément enracinées, en particulier la confiance aveugle dans les moteurs pour fournir des solutions miracles.
Cela suppose une action concertée entre les bibliothèques, les écoles et les parents.
Alors, on pourra encore prétendre que l'étalon de mesure est toujours ici la culture lettrée, issue de l'imprimé, et que, aujourd'hui avec le numérique, le rapport au savoir se déplace. Peut-être, mais se contenter d'une telle spéculation me parait prendre un pari risqué sur l'avenir, à la fois en termes d'efficacité économique et en termes de responsabilité démocratique.
Actu du 03-02-2008 Contre-argument ? Où ? En Corée bien sûr.. Vu ici chez David Touvet.
Actu du 04-02-2008 Voir sur le sujet les billets de Virginie Clayssen (ici) et André Gunthert (là). Et aussi le billet suivant (là).
Actu du 04-02-2010
A lire absolument en complément : Alain Giffard, “Lecture numérique et culture écrite,,” Skhole.fr, Janvier 18, 2010, ici .
Commentaires
Bruno Rives (Papier Electronique) reparle ce 3 février 2008 du lien entre Google Maps et Google Books Search.
papierelectronique.blogsp...
L'exemple fourni fourmille de liens assez ubuesques : noms de personnes pris pour des lieux, localisations ineptes, …
Si ce genre d'accès au “savoir” se généralise, la liste des précautions à enseigner aux usagers des techniques numériques va exiger de longues années de formation avant de constituer un quelconque "brevet informatique et internet".
Le savoir-lire numérique, ou compétence numérique (digital literacy) est-il imaginable sans le savoir-lire tout court ? Les prochaines générations auront-elle encore la possibilité d'accéder à ce que certains d'entre nous ont la chance de posséder à des degrés divers : un savoir-lire hybride "qui unit l'histoire de la culture imprimée et de son activité de lecture aux nouveaux outils numériques et à leur potentiel de transformation totale du savoir lire" (Milad Doueihi, la grande conversion numérique, éd. du Seuil) ?
Il se dit qu'une "importante réforme des programmes de l'enseignement primaire" mijote dans les cuisines du ministère de l'éducation, pour une application à la rentrée... 2008. Ira-t-elle dans le sens d'un accompagnement des enfants vers ce "savoir-lire hybride" : un solide apprentissage de la lecture et une appropriation accompagnée des outils numériques pour tous ?
J'ai regardé la vidéo sur l'expérience coréenne de plate-forme d'éducation. Une chose m'a frappée : le premier commentaire qui suit le post contenant la vidéo se termine par une question qui sonne comme un reproche "quelle est la source ? d'où vient cette vidéo ?" . Les lecteurs du blog en question ont acquis quelques bons réflexes. Il ne faut pas désespérer.
@ Alain Pierrot
Tout à fait d'accord. Les méthodes, les référentiels, voilà ce qu'il faut intégrer à l'approche numérique de la lecture.
Je pousse les acteurs de la chaine du livre à s'impliquer, à faire preuve de créativité lorsque le support permet ce genre d'accès à l'information. Ce sont eux qui sont à même de déterminer les clés, rarement les automates.
@ Virginie Clayssen
Je ne suis pas très inquiet sur le savoir-lire. Souvent aidés par leurs parents ou leurs professeurs (ou simplement par les notes qu'ils obtiennent lors des contrôles), les lecteurs du numérique prennent du recul par rapport aux résultats de recherche, à la véracité des documents, à la réputation des auteurs. Peut-être plus rapidement et plus facilement qu'avec les médias traditionnels. Mais il faut que le monde de l'édition suive. Le projet de la rentrée 2008 est une formidable opportunité de s'y mettre.
@ Alain
Les éléments que vous dénoncez relèvent du bug sémantique. Le problème aujourd'hui est que l'on teste directement en vraie grandeur. Les conséquences et éventuels dommages sur le partage du sens sont difficiles à mesurer.
@ Virginie
Sans doute, il y aura toujours un certain nombre de chanceux porteur de cette compétence hybride dont vous parlez. Mais l'enjeu est bien à l'école et dans les familles, et aussi sans doute dans les bibliothèques, pour qu'elle soit construite de façon systématique.
Au Québec, il semble que le ministère veuille se lancer dans un programme de développement des bibliothèques scolaires qui, contrairement à une croyance française, sont ici en déshérence. Ce serait déjà un premier pas.
Le commentaire auquel vous faites allusion est suivi d'un autre du même auteur donnant le lien de la source, et l'auteur du billet renchérit dans le commentaire suivant en précisant le tout ;-). Il faut en effet tenir compte de l'autorégulation du réseau.
@ Bruno
J'aimerais avoir votre optimisme. Malheureusement, l'étude britannique démontre, chiffres à l'appui, le contraire et dénonce les proclamations non fondées sur des études précises (voir la citation incluse dans mon message)..
Bug sémantique ou erreur conceptuelle ? Je peine à croire que l'expertise en indexation de Google permette un test naïf en la matière. Linguistes, experts en TAL, lexicographes, cartographes et historiens ont déjà expérimenté les limites du croisement entre chaînes de caractères et liste mondiale de toponymes contemporains. Si test il y a, il s'agit d'un test de la tolérance à un pareil niveau d'erreurs.
Politique du "Mettez les tous, l'usager reconnaîtra les siens" ? Quel usager aura le temps et l'envie de faire le tri ?
Même si une préindexation sémantique cohérente est effectuée, comment gérer les problèmes d'échelle de la "carte d'accès" au titre ?
Les index des éditions critiques ont la vertu de donner la liste de noms considérés comme des toponymes et peuvent renvoyer à des cartes historiques, à la bonne échelle, lorsque c'est pertinent : du toponyme indexé vers le texte et vers la carte fait sens; de la carte vers le texte pose plus de problèmes.