Livres téléchargeables au bout de 10 ans.. logique
Par Jean-Michel Salaun le jeudi 21 août 2008, 18:58 - Édition - Lien permanent
Lu dans le dernier rapport du Conseil d'Analyse Économique français qui réunit les meilleurs économistes de l'Hexagone :
Proposition 1. On pourrait considérer qu’après dix ans, un livre puisse être numérisé et téléchargeable (sous réserve des accords des ayants droit). Le manque à gagner, a priori faible, serait reversé par le ministère de la Culture aux éditeurs et aux auteurs au prorata des téléchargements ou des ventes effectives des dix premières années.
Daniel Cohen et Thierry Verdier, La mondialisation immatérielle (Paris: Conseil d'Analyse Économique, Août 2008), ici.
Pour comprendre la proposition, il faut lire l'intéressante contribution de Françoise Benhamou sur l'économie du livre, en particulier les pages 92-96. Extraits :
Le tableau 8 fait état des ventes des livres (tous circuits de distribution confondus) parus lors de la rentrée littéraire d’automne 2005. Les livres ont été classés dans trois groupes distincts en fonction du nombre total des ventes sur le dernier trimestre 2005 :
- groupe 1 : faibles ventes : de 1 à 799 exemplaires vendus ;
- groupe 2 : ventes moyennes : de 800 à 4 999 exemplaires vendus ;
- groupe 3 : fortes ventes : plus de 5 000 exemplaires vendus.
On voit que 16 % des titres (les titres du groupe 3) représentent 83 % des ventes. Pour 43 % des titres, les ventes moyennes s’établissent à 293 exemplaires, tandis qu’elles se montent en moyenne pour l’ensemble des titres à 5 903 exemplaires, avec un maximum de 253 068 ventes et un minimum d’une seule vente… (..)
La fonction du droit d’auteur est d’empêcher ces comportements de « passagers clandestins » par la création d’un monopole de l’auteur (ou des ayants-droit) sur sa création. Telle est la fonction d’incitation à la création, à l’innovation, à la prise de risque du droit d’auteur. Mais ce monopole a un revers : il implique une moindre diffusion, puisqu’il établit un prix – éventuellement élevé – là où pouvait régner la gratuité ou la quasi-gratuité. Le mode de résolution de cette tension entre incitation et diffusion réside dans le caractère temporaire du droit conféré. Or l’histoire du droit d’auteur montre que l’on assiste à un allongement progressif de sa durée (tableau 9) ; on peut en déduire que, dans le conflit entre efficacité statique (rémunération de la création) et efficacité dynamique (diffusion), c’est la première qui s’est montrée gagnante tout au long de l’histoire. (..)
Dans leur note sur le passage de cinquante à soixante-dix années pour le droit d’auteur aux États-Unis, les 17 économistes cités plus haut mentionnaient la perte de bien-être social qui pourrait en résulter. Les coûts additionnels n’étaient pas en mesure de compenser les avantages, très peu importants, en termes d’incitation à l’innovation : les auteurs montraient que, compte tenu de la faiblesse des retombées économiques des oeuvres de l’esprit après cinquante années, tabler sur un effet incitatif du passage de cinquante à soixante-dix ans n’était pas fondé. En revanche, les coûts de transaction générés pouvaient être élevés (recherche des ayants droit, négociation des autorisations et des paiements), et la perte pour le consommateur pouvait être grande. On ajoutera que la disponibilité des oeuvres sur Internet, alors qu’elles ne sont plus disponibles dans le monde physique, peut constituer une chance, certes minime, de « résurrection » des oeuvres.
Salutaire en ces périodes de crispations. Néanmoins, il reste une question importante : si on autorise la mise en ligne des livres au bout de dix ans, qui les mettra en ligne à partir de quel fichier ?
Le rapport analyse aussi la mondialisation (vue de France) de la musique, du cinéma et de la TV, pour ce qui nous intéresse plus directement ici.
Actu du lendemain
Voir aussi nuance et complément au billet suivant là.
Commentaires
merci, Jean-Michel, de ces infos sur un point très sensible
la SGDL semble prendre position, ici, pour que cesse l'exception française au droit commercial concernant la durée des contrats éditeurs jusqu'au "70 post mortem"
en Italie c'est 10 ans max - et dans le monde anglo-saxon c'est défini avec l'agent
d'ici à quelques années, la diffusion numérique sera évidemment à maturité et à égalité d'ergonomie avec la diffusion livre - ce sera donc à l'auteur de négocier avec l'éditeur initial, ou avec un "agrégateur" comme numilog ou autre plate-forme les droits de diffusion numérique, indépendamment du contrat initial, graphique et numérique
j'ai l'impression que le concept de diffusion multi-supports, graphique et numérique dès la première publication, avec contrats spécifiques ou pas (c'est un peu la cacophonie pour l'instant de ce côté), va progresser très vite, ça semble bouger dur en France avec l'arrivée de la Sony
en tout cas, côté auteurs, pas facile d'imposer aux éditeurs cette idée d'un contrat de 10 ans : pourtant, c'est grâce à ce type de contrats que Balzac a pu faire plusieurs éditions successives de ses "études" et "oeuvres complètes" avant que ça devienne, tardivement, "la Comédie humaine"
Bonjour et merci de cette publication.
Si j'ai bien compris, l'idée de cette « proposition 1 » serait d'instaurer une espèce de « domaine public numérique facultatif », dix ans après la première édition d'une œuvre littéraire.
« domaine public » :
- en ce que l'œuvre serait librement téléchargeable gratuitement, par quiconque (on n'imagine pas, en effet, qu'il s'agisse de supprimer le monopole des ayants droit au profit de tiers qui, eux, proposeraient l'œuvre en téléchargement, moyennant finance) ;
- en ce que, passé une première période de dix ans d'exploitation, l'État n'indemniserait plus les auteurs, ou leurs cocontractants.
« facultatif », en ce sens que l'autorisation de numérisation et de téléchargement resterait tributaire de l'autorisation des ayants droit (délivrée à l'État ?).
J'ai quelques doutes sur l'avenir d'une telle proposition :
1. Sauf erreur de ma part (l'info est à vérifier), je crois que les éditeurs ont déjà eu à connaitre des difficultés substantielles pour obtenir de l'État les paiements dus à raison de l'utilisation d'œuvres dans un cadre pédagogique. Le cas échéant, la promesse d'une rémunération assurée par le Ministère de la Culture, dont le budget est sensiblement moins important que celui de l'Education nationale, risquerait fort de ne pas inspirer confiance aux éditeurs.
2. Surtout, dix ans à compter de ce jour, c'est la durée estimée pour que la technologie du papier électronique soit suffisamment mature pour permettre, dans la littérature, une révolution similaire à celle permise par le mp3 et les lecteurs du type de l'Ipod. Je serais donc enclin à penser que les éditeurs défendront avec une vigueur certaine le monopole que la loi accorde à leur cocontractant sur l'exploitation numérique de leurs œuvres, tant cette dernière pourrait s'avérer fructifère, une fois la technologie idoine mise sur le marché.
D'autant plus qu'un tel progrès technologique réduirait l'effet pervers mis en lumière par ce rapport, en permettant - côté diffuseur - le développement de modèles économiques assis sur l'effet « long tail », plutôt que sur l'effet « superstar ».
(à titre anecdotique, je m'étonne que le CAE attribue au droit d'auteur hexagonal les fondements du copyright).
Bonjour François
Les éditeurs ont en effet souvent, y compris et peut-être surtout les plus prestigieux français, un tempérament de rentier ou de paysan balzacien pour reprendre l'allusion littéraire. J'étais frappé, quand j'étais encore de l'autre côté de l'Atlantique et que je travaillais parfois avec eux, de les entendre parler de «leurs» auteurs en insistant lourdement sur le possessif ou encore d'entendre des héritiers se plaindre de ne pouvoir faire connaître des inédits de leur père du fait de contrats léonins.
Il y a là une incompréhension de l'économie du numérique qui ne serait qu'un prolongement de celle du papier. Alors le manuscrit est la matrice et le reste n'est que vecteur de diffusion multiple et il faut défendre sa propriété sur la matric le plus largement et le plus longtemps possible. La réalité est tout autre, le numérique modifie la fabrication de l'oeuvre et son exploitation. Il faut innover alors dans l'utilisation de la propriété intellectuelle. Mais cela ne signifie évidemment pas y renoncer comme le prône certains radicaux du Web, sinon la rémunération de la production de contenu devient impossible.
La question principale est peut être de savoir qui détiendra les cartes maîtresses : les auteurs, les éditeurs, des tiers pure-players ? Mon sentiment est que les premiers sont trop dispersés. S'ils veulent jouer, il leur faut se regrouper, un peu comme les réalisateurs se regroupent à Hollywood pour fonder régulièrement de nouvelles maisons de production. Sauf erreur, c'est votre projet ? Les seconds sont aujourd'hui trop crispés pour pouvoir tracer un chemin nouveau, mais ils sont capables de figer la situation. Quant à un éventuel troisième, il ne peut s'en sortir qu'avec la complicité de suffisamment de premiers porteurs d'assez de notoriété pour amorcer le service.
Mais je vois peut-être cela d'un peu loin pour être lucide..
Bonjour Calamo,
Il faut prendre en compte que le rapport est rédigé par des économistes et non des juristes. Ils ont juste fait un constat de l'absurdité de l'application actuelle du droit d'auteur de leur point de vue et fait une proposition pour y remédier.. sans trop approfondir la suite.
Mais sur vos deux points :
1. la question de l'utilisation à des fins pédagogiques a effectivement fait l'objet de débats longs et douloureux, mais concernait la photocopie. Ceci a été résolu par le CfC. Il est intéressant de repérer que pour la première fois l'accord des auteurs n'est pas nécessaire (on se rapproche donc du Copyright). Que les négociations aient été difficiles est logique. Pourquoi faudrait-il penser que dans un contrat, seul l'un des joueurs peut imposer sa volonté (en l'occurence ses tarifs) à l'autre ?
La proposition est ici tout autre. Il s'agit de prendre acte de l'absence de rentabilité d'un titre au delà de 10 ans. Il n'y a guère de doute que les éditeurs seront hostiles, mais comme le fait remarquer F Bon les auteurs ont leur mot à dire. C'est sans doute une provocation, mais elle a le mérite de mettre le doigt sur un vrai problème qui freine sérieusement l'innovation dans le secteur.
2. Il est tout à fait possible que le papier électronique modifie la donne. Mais dans l'économie numérique les premiers à trouver le bon modèle raflent la totalité de la mise. L'attitude attentiste des éditeurs me parait plutôt imprudente, contrairement aux apparences.
Incidemment, il n'est pas besoin d'attendre 10 ans pour mettre en œuvre la proposition du CAE..
Merci de votre réponse.
D'après ce que j'avais pu en comprendre lors d'un colloque organisé par l'AFPIDA, les difficultés liées à l'utilisation des œuvres dans un cadre pédagogique ont ressurgi à l'occasion des discussions afférentes à l'exception dite de pédagogie, introduite en droit français par la loi DADVSI, la position du SNE étant d'y préférer - faute de mieux - la gestion collective.
Cela étant, mon commentaire n'avait pas pour objet de défendre les intérêts des éditeurs, mais de faire état des réserves qu'ils seraient susceptibles de faire valoir contre cette proposition du CAE. Sur le fond, serait-ce par excès de naïveté, je suis de plus en plus convaincu que les progrès technologiques pourraient permettre, à terme, d'offrir aux auteurs une meilleure maitrise de l'exploitation de leurs œuvres, et une réduction corrélative (i) du poids et (ii) du nombre des intermédiaires qui les séparent du public. En matière musicale, les solutions proposées par Topspin aux Etats-Unis, Airtist ou Hitmuse en France, sont à cet égard extrêmement intéressantes (la sortie du premier livre électronique techniquement abouti permettrait sans doute de transposer le modèle à la littérature).
Dès lors, plutôt que de malmener l'édification législative (qui ne l'a déjà que trop été récemment), une meilleure information des auteurs sur les prérogatives que leur offre la loi, d'ores et déjà, serait sans doute une bonne piste à explorer. Je suis toujours surpris, en effet, de constater auprès de mes clients combien ces derniers sont étrangers aux principes qui gouvernent l'exercice juridique et économique de leurs arts respectifs.
@ Calamo
Pour la loi DAVSI, je n'étais plus en France et il est plus que probable que des épisodes m'ont échappé. D'autant que je suis parfaitement d'accord avec vous. Les problèmes sont moins juridiques que gestionnaires. Les acteurs ont tendance à transformer leur interprétation de la loi comme une situation intangible. Il y a en fait une grande marge de manœuvre. Voir :
blogues.ebsi.umontreal.ca...
Sur la musique, tout un chapitre est consacré à ce domaine dans le rapport cité dans le billet. Mais, je crois qu'il faut se méfier d'un parallèle entre musique et livre, la relation avec le consommateur est radicalement différente.
Bonjour Luc,
Oui, vous avez raison.
«L'idée, aussi astucieuse soit elle, proche des réalités économiques du livre en france, est tres éloigné des réalités du monde de l'édition. Faut il alors penser que le monde de l'édition est très éloigné des réalités économiques ?»
Je ne sais si cela va vous rassurer, mais le hiatus entre logique économique et stratégie éditoriale n'est pas réservé à la France :
blogues.ebsi.umontreal.ca...