Cultures de l'écran
Par Jean-Michel Salaun le mercredi 14 octobre 2009, 08:19 - Socio - Lien permanent
Le Ministère de la Culture vient de publier sa grande enquête sur les pratiques culturelles effectuée en 2008. L'intérêt de cette série d'enquêtes est sa complétude par le nombre de questions posées et par la taille de l'échantillon, mais aussi la possible analyse historique puisque que l'enquête est renouvelée tous les 8 ans depuis 1973 maintenant. Pour la première fois en 2008, elle comprend donc les effets du numérique.
Tous les chiffres détaillés sont accessibles ici. Le rapport est vendu en librairie. Une synthèse est proposée en ligne :
Olivier Donnat, “Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique - Éléments de synthèse 1997-2008,” Culture études DEPS Ministère de la Culture et de la Communication, no. 5 (2009), Pdf.
La principale leçon de mon point de vue tient dans ce tableau qui montre l'évolution inverse de la pratique de la télévision et de l'internet selon le sexe, l'âge, le niveau d'instruction (attention il s'agit du bac français, cad fin du secondaire français) et la CSP. Autrement dit, l'écran occupe toujours principalement le temps de loisir depuis le milieu du siècle dernier, mais il ne s'agit plus toujours du même écran, ni a fortiori de la même pratique, de la même gestion de son temps. D'un point de vue économique, il reste que les deux médias sont, ou sont perçus comme, gratuits et financés exclusivement par la publicité et l'abonnement. Dans les deux cas, l'économie de l'attention est en cause.
Il est tout à fait passionnant aussi de comparer ces résultats avec l'analyse générationnelle publiée par le même service et dont j'ai parlé dans un précédent billet (là). Pour la lecture la tendance à la baisse constatée se poursuit. Des différences néanmoins apparaissent dans la musique et le cinéma avec une montée des productions américaines et aussi dans les pratiques amateurs.
Extraits :
Incontestablement, ces résultats traduisent un puissant effet générationnel : depuis maintenant plusieurs décennies, les jeunes voyagent plus que ne le faisaient leurs aînés, ils sont plus nombreux à avoir vécu à l’étranger, à écouter de la musique anglo-saxonne ou à regarder des séries américaines en version originale. Bref ces générations ont eu accès précocement à la culture américaine sous toutes ses formes, des produits les plus standardisés aux oeuvres les plus confidentielles que s’échangent fans et amateurs, et ont grandi dans des univers culturels largement globalisés où la langue anglaise règne en maître. Dès lors, comment s’étonner que leur rapport à la production française soit différent de celui de leurs aînés ? (..)
Le développement du numérique et de l’internet ont profondément transformé le paysage des pratiques en amateur, en favorisant l’émergence de nouvelles formes d’expression mais aussi de nouveaux modes de diffusion des contenus culturels autoproduits dans le cadre du temps libre. Les changements ont été particulièrement spectaculaires dans le cas de la photographie ou de la vidéo dont la pratique a presque entièrement basculé dans le numérique en moins d’une décennie. La diffusion des ordinateurs dans les foyers a également renouvelé les manières de faire de l’art en amateur dans les domaines de l’écriture, de la musique ou des arts graphiques.
Voici enfin l'intéressante conclusion d'O. Donnat sur les générations :
- La génération née avant la Seconde Guerre mondiale a grandi dans un monde où rien ne venait contester la suprématie de l’imprimé, elle a découvert la télévision à un âge déjà avancé et est restée assez largement à l’écart du boom musical et a fortiori de la révolution numérique.
- La génération des baby-boomers a été la première à profiter de l’ouverture du système scolaire et du développement des industries culturelles et conserve aujourd’hui encore certaines traces de l’émergence au cours des années 1960 d’une culture juvénile centrée sur la musique.
- La génération des personnes dont l’âge se situe entre 30 et 40 ans a bénéficié de l’amplification de ces mêmes phénomènes – massification de l’accès à l’enseignement supérieur et diversification de l’offre culturelle – et, surtout, a vécu enfant ou adolescent la profonde transformation du paysage audiovisuel au tournant des années 1980 : elle est la génération du second âge des médias, celui des radios et des télévisions privées, du multiéquipement et des programmes en continu, ce qui lui a permis de se saisir assez largement des potentialités offertes par la culture numérique.
- Enfin, la génération des moins de 30 ans a grandi au milieu des téléviseurs, ordinateurs, consoles de jeux et autres écrans dans un contexte marqué par la dématérialisation des contenus et la généralisation de l’internet à haut débit : elle est la génération d’un troisième âge médiatique encore en devenir.
Actu du 8 janvier 2010
Voir aussi :
L'entretien avec O. Donnat sur Bambou là.
Commentaires
Bonjour,
Comme toujours du bon grain à moudre...
Je retire encore d'autres conclusions à la vue de ces tableaux. Si l'on cumule le temps TV du temps autres écrans, on s'apperçois sur le tableau des ages que le temps disponible reste grosso modo stable (entre 30 et 35 heures hebdomadaires, soit env 3-4 h par soir et le surplus en fin de semaine, les ados utilisant probablement la pause de midi en plus). Ce qui montre bien la concurrence directe entre ces deux médias. Malheureusement, on ne nous dit rien sur les contenus (j'irais voir le rapport détaillé). En effet, de plus en plus de personnes regardent la TV (et la presse) via Internet et plus (moins) via les canaux traditionnels. Il faudrait donc faire une analyse des CONTENUS consommés et pas seulement des CANAUX utilisés. Remarque dans le même sens en ce qui concerne les autres écrans, ils sont assez massivement utilisés pour les jeux, qui n'entrent pas directement en concurrence avec les émissions TV.
Il est aussi remarquable de voir la dégression du temps consacré globalement aux écrans en fonction du niveau de formation (avec une curieuse exception pour les bac+3). Est-ce à dire que ces gens lisent ? (à vérifier avec les autres tableaux de l'étude).
Encore merci pour ce lien.
Salut Jean-Daniel,
Sur le premier point, d'accord avec on tourne autour de 30 heures hebdo devant l'écran ce qui n'est pas rien et il y a bien concurrence entre les deux sortes de médias.
Sur le deuxième point, voilà ce que dit O Donnat :
«En effet, si une forte durée d’écoute de la télévision était en général associée à un faible niveau de participation à la vie culturelle, il n’en est pas du tout de même pour l’internet qui concerne prioritairement les catégories de
population les plus investies dans le domaine culturel : ainsi, la probabilité d’avoir été au cours des douze
derniers mois dans une salle de cinéma, un théâtre ou un musée ou d’avoir lu un nombre important de livres croît-elle régulièrement avec la fréquence des connexions.»
Il y aurait ainsi une sorte de partage culturel. Mais il faut rester prudent, les choses évoluent vite. Il est possible, par ex qu'une part du fameux Web2.0, celle «café du commerce», soit un retour paradoxal vers une culture plus passive.