Personne n'en a, à ma connaissance, parlé en France, sauf Wikipédia, ni les médias traditionnels, ni la blogosphère, pourtant si prompte à s'enflammer. Les étudiants québécois sont en grève, depuis le 13 février dernier. C'est la plus longue grève étudiante de l'histoire du Québec. Le 22 mars dernier s'est tenue aussi à Montréal une des plus importantes manifestations, rassemblant près de 200.000 personnes.
Ils sont en grêve, car le Gouvernement du Québec a décidé une augmentation des droits de scolarité de 75%, étalée sur cinq ans. Les droits de scolarité sont actuellement les plus bas d'Amérique du nord, mais très nettement supérieurs à ceux payés en France (2 168 $CAN par année, soit environ 1650 €). Depuis aucune négociation n'a été ouverte.
Ces derniers jours, l'Université de Montréal s'est adressée aux tribunaux pour obtenir une injonction, interdisant le blocage des accès aux salles de cours et a indiqué aux étudiants que, je cite, "à compter du lundi 16 avril, les cours et les évaluations qui seront donnés, même devant un groupe partiel d’étudiants, ne seront pas repris ultérieurement."
Une telle déclaration unilatérale met les étudiants et aussi les professeurs dans une situation très difficile. A l'EBSI, par exemple, la grève est très suivie et les professeurs se trouvent devant un groupe très réduit d'étudiants. Un certain nombre de départements de l'UdeM ont voté des motions refusant cet ultimatum. L'assemblée départementale de l'EBSI se réunit mercredi sur cette question.
Dans ce contexte difficile, une lettre d'une étudiante m'a réjoui. Même si elle n'ouvre la porte à aucune solution, je me dis qu'il reste des raisons d'être optimiste et que mes collègues de l'EBSI ont bien de la chance d'avoir des étudiantes de ce calibre.
C'est ce Québec-là ouvert et responsable que j'ai appris à aimer.
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Montréal, le 16 avril 2012.
Monsieur Guy Breton, Recteur de l’Université de Montréal,
Monsieur Gérard Boismenu, Doyen de la Faculté des arts et des sciences de l’UdM,
Monsieur Clément Arsenault, Directeur de l’EBSI de l’UdM,
Mesdames, messieurs mes 519 collègues étudiant-e-s de l’EBSI, membres de l ‘AEEEBSI,
OBJET : RETOUR EN COURS ? OUI... MAIS PAS N'IMPORTE COMMENT !
Depuis le début du mouvement étudiant, je suis CONTRE cette grève et je dénonce les heureusement rares manifestations de vandalismes qu’elle a entraînées. Cela ne m'empêche pas d'admirer la capacité de mobilisation et d’organisation estudiantine ni de penser que la hausse des frais de scolarité est trop drastique et le programme de bourses, famélique.
Je souhaite rapidement poursuivre et terminer mes cours de la session d'hiver 2012. Retourner en cours, d'accord, mais comment ?
Comme pour d’autres, la grève a des impacts sur ma vie personnelle, académique, professionnelle et financière. Elle crée une forte incertitude et un flou m'empêchant de planifier mes activités des prochaines semaines et prochains mois. Elle décale tous mes projets.
Cependant, malgré tout et avant tout, je suis POUR le respect des droits établis démocratiquement dans notre société, à quelque niveau que ce soit.
J’adhère totalement à la déclaration de la rubrique « Mot du recteur » de l’UdM, sur le site Internet du même nom : « nous sommes là pour rendre le monde qui nous entoure plus juste, plus équitable, plus agréable, plus durable ». Cet espoir de changer le monde est effectivement un pilier de l’université. C’est ce même idéalisme qui anime le mouvement étudiant. Ce même idéalisme qui permet la coexistence d’idées et d’opinions différentes dans un pays, une province, une université, une salle de cours. Mais la richesse de cette diversité est possible si les droits et les procédures démocratiques y sont respectés par tous. Or, face à certains glissements, je me sentirais bien lâche de garder le silence, de m’asseoir dans un auditoire et de continuer mes cours, sans penser plus loin que mes intérêts personnels.
Grâce à ma formation à l’Université de Montréal, j'espère, un jour, moi aussi contribuer à rendre notre monde plus juste, plus équitable et plus agréable, en travaillant dans une bibliothèque pour y jouer un rôle actif dans notre société, auprès des enfants, comme facilitatrice de l’accès à l'information, du développement d'un esprit critique et du respect de toutes les différences. Pour être cohérente avec ces aspirations, je me dois de m’inquiéter et de réagir quand les valeurs démocratiques me semblent gravement mises en péril dans un de mes environnements, en l’occurrence l’Université de Montréal.
Je veux reprendre les cours rapidement, mais pas n'importe comment. Je comprends que la direction de l'Université de Montréal soit face à un casse-tête hors du commun en termes de gestion, d’organisation et de budget à cause de la grève. Toutefois, les décisions de cette direction m’amènent à me poser de nombreuses questions. Pourquoi la direction de l’UdM ne profite-t-elle pas de cette situation exceptionnelle pour démontrer des pratiques exemplaires de négociation et de respect ? Pourquoi la direction de l’UdM n’incite pas le gouvernement à écouter les opinions de ses étudiant-e-s à travers tous ses représentant-e-s ? Pourquoi demander à nos professeurs d'enseigner peu importe le nombre d’étudiant-e-s et ainsi les priver de pouvoir évaluer si les conditions pédagogiques sont réunies pour livrer un cours à la hauteur de la qualité académique dont se réclame l’Université de Montréal ? Quelles valeurs sont donc ainsi transmises ces dernières semaines aux étudiant-e-s (qu’ils soient pour ou contre la grève) par la direction de leur université ?
Je trouve ce choix d'actions déplorable et profondément choquant de la part d'une institution d'enseignement. Les étudiant-e-s sont poussé-e-s non pas à dialoguer dans leurs espaces décisionnels prévus légalement à cet effet, à savoir les associations étudiantes réunies en assemblées générales. Au contraire, les étudiant-e-s sont poussé-e-s à l'affrontement sur le terrain, tout en étant menacé-e-s de sanctions, plutôt que d’être encouragé-e-s au respect des valeurs démocratiques. J'appréhende les dérapages que pourront causer de tels choix.
Le présent m’inquiète, mais tout autant l’avenir de toute cette cohorte de diplômé-e-s de l’EBSI dont je fais partie, futur-e-s bibliothécaires, archivistes, responsables de l’information numérique, spécialistes en sciences de l’information, directeurs et directrices, etc.
Comment continuerons-nous à collaborer dans nos cours comme étudiant-e-s placé-e-s en situation de confrontation par les mesures de la direction de l’UdM ? Comment continuerons-nous à former une communauté intellectuelle riche de sa diversité et de ses échanges ?
Comment, dans quelques semaines, quelques mois ou quelques années, vivrons-nous «l'après-grève» quand, ex-étudiant-e-s de l'EBSI, nous deviendrons collègues de travail, employé-e-s ou employeurs, membres d’un réseau, d’une association ou d'une même corporation professionnelle ?
Quelles séquelles vont rester si les étudiant-e-s sont obligé-e-s de s'opposer les uns aux autres parce que les autorités universitaires et gouvernementales ne prennent pas le temps d'ouvrir une réelle porte pour un dialogue avec les associations étudiantes SUR le sujet de litige ?
Démocratiquement et respectueusement, j'ai eu l'occasion à plusieurs reprises de me prononcer pour ou contre la grève lors d'assemblées générales de mon association. J'ai constaté que les étudiant-e-s de l'EBSI partagent ces valeurs de démocratie et de respect. Comment puis-je voter dans cette instance démocratique et ensuite renier le processus de vote en assemblée auquel tous pouvaient librement participer, en assistant aux cours et en brisant la grève ?
Je suis solidaire avec mes collègues étudiant-e-s à l’EBSI, quelle que soit leur opinion par rapport à la grève. Je suis pour un rattrapage équitable et de qualité des cours de la session d’hiver 2012, pour tous les étudiant-e-s concerné-e-s lorsque la fin de la grève sera votée démocratiquement en assemblée générale.
Comme étudiante, mon seul pouvoir dans la complexe structure du monde universitaire est de m'exprimer et de voter au sein de l’association étudiante qui me représente. Si la direction de l’Université de Montréal me signifie que les décisions qui y sont prises ne sont pas valables, que dois-je en déduire ? Que je ne dois pas respecter les décisions prises démocratiquement si je suis en désaccord avec le vote de la majorité ? Quand la démocratie est ainsi ébranlée, la porte s’ouvre à la barbarie.
Avec tout mon respect démocratique,
Ariane Bertouille
Étudiante à la maîtrise en bibliothéconomie et sciences de l’information à l’EBSI de l’UdM