Economie du document (Bloc-notes de Jean-Michel Salaün)

Repérage de données sur l'économie des documents dans un environnement numérique

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vendredi 20 avril 2007

Économies de Wikipédia : 3.1. le don caritatif

Pour analyser lucidement l'économie de Wikipédia, il est prudent d'en distinguer trois dimensions. Dans ce billet, j'aborde partiellement l'une d'entre elles : l'économie du don. Les deux autres sont analysées dans deux billets indépendants. Celui-ci n'épuise donc pas la question, il n'en effleure qu'un seul volet.

Alain Testard, dans un livre qui semble-t-il vient de sortir (je n'ai pu encore le lire en entier) : Critique du don : Études sur la circulation non marchande, Paris : Syllepse, 2007, critique sévèrement le mouvement dit "anti-utilitariste", issu des travaux de M. Mauss (voir mon billet).

Il propose en conclusion du chapitre 1 cette définition du don ;

Nous dirons qu'un don est une cession de bien :

  1. qui implique la renonciation à tout droit sur ce bien ainsi qu'à tout droit qui pourrait émaner de cette cession, en particulier celui d'exiger quoi que ce soit en contrepartie, et
  2. qui n'est elle-même pas exigible.

Cette définition est salutaire, car elle nous permet de préciser l'économie du don. Ainsi sont exclus de ce domaine l'économie publique, car il s'agit bien là d'une économie fondée sur une taxation exigible, tout autant que ce que j'avais appelé sans doute maladroitement le "don fortuit", car il n'y a pas dans ce cas de cession volontaire d'un bien, simplement d'opportunité résiduelle due à la non-destruction des biens informationnels.

La définition éclaire aussi l'économie de Wikipédia dont la dimension principale aujourd'hui est bien celle du don, ou plus précisément des dons. Celle-ci s'exprime dans deux transactions économiques indépendantes l'une de l'autre dont je vais développer successivement les modalités et les motivations : le don d'argent ou don caritatif et le don de la force de travail ou don participatif. Je ne développe dans ce billet que le premier. Le second, très marqué par l'idéologie du "libre", fera l'objet d'un billet ultérieur.

Le don caricatif existe dans la plupart des sociétés, mais il y prend des formes sensiblement différentes selon les cultures. Dans les pays catholiques, par exemple, il est pratiquement réservé à la réduction de la misère, morale, financière ou matérielle et souvent organisé par l'église. En Amérique du nord anglophone et protestante dans une tradition très marquée par l'idée du self made man, le don caritatif s'étend à la culture et surtout à l'éducation. La récolte de fonds est une activité très organisée, liée à la gestion de la fiscalité et n'a rien d'exceptionnel. Elle entre pour une part substantielle dans le financement des bibliothèques et des universités. Pour donner un ordre de grandeur, l'université de McGill à Montréal a reçu des donateurs, en 2006, 22 M de CaD (soit environ 19 M USD).

Wikimédia, maison mère de Wikipédia est une fondation qui a vocation à recevoir les dons. Le graphique ci-dessous est tiré d'un audit réalisé pour la fondation. Il est daté du 30 juin 2006, il s'agit donc vraisemblablement d'années universitaires.

Ainsi pour 2006 les revenus ont été d'environ 1 M USD, dont 86% proviennent de contributions, c'est-à-dire de dons. Cette somme peut paraître importante. En réalité, elle reste modeste comparativement à l'activité. Le remarquable est surtout la progression entre 2005 et 2006, qui témoigne de la notoriété explosive du service. Il est vraisemblable que le chiffre de l'année suivante sera très nettement supérieur.

La structure des dons est aussi conforme à ce que l'on retrouve ailleurs, un peu comme celle de la longue traîne avec quelques gros et beaucoup de petits dons. Il est difficile de prévoir l'ampleur et la pérennité de ces rentrées financières. Celle-ci dépend d'une part de l'entregent et la capacité à convaincre de ses dirigeants auprès de gros donateurs, et, de l'autre, de la fidélisation des petits donateurs.

Tout le monde connaît Jimmy Wales, Jimbo pour les wikipédiens. Il est devenu l'ambassadeur du projet. Sur les finances son discours tient du prêche, très imprégné de bonne conscience nord-américaine. Voici des extraits d'un entretien publié le 28 juillet 2004 sur Slashot et traduit par P. Mazéris :

J’ai toujours su que la mission de Wikipedia dépassait de loin le simple fait de créer un site Web génial. Nous faisons cela bien sûr, et on s’amuse beaucoup à le faire, mais ce qui nous motive le plus, c’est de contribuer à une mission qui au final pourrait s’avérer bénéfique pour le reste du monde. (..)

Wikipedia est devenu plus grand que jamais c’est vrai. Et nous maintenir hébergés sur assez de serveurs, nécessaires pour conserver la performance là où nous la souhaitons, occupe constamment nos pensées.

En même temps, j’ai l’intime conviction que tout ira pour le mieux. Le fait est que tout le monde apprécie Wikipedia. Quand j’ai demandé 20,000 dollars au monde en janvier dernier, nous avons reçu près de 50,000 dollars en moins d’une semaine. (..)

La question de la publicité revient parfois, mais pas dans un contexte de “on va devoir accepter ça pour survivre". Là nous disons clairement : “non.”

La question de faire ou non de la publicité reviendrait plutôt à se demander, avec ce genre trafic, avec l’augmentation de la fréquentation que l’on a constatée : quel bien pourrions nous faire, en tant qu’institution “charitable” ou de “bienfaisance", si nous décidions d’accepter la publicité ? Si la communauté décidait de le faire, cela serait très lucratif pour la Fondation Wikimedia, car les coûts liés à notre infrastructure sont extrêmement bas comparés à tout site Web traditionnel nécessitant la publicité.

Cet argent pourrait être utilisé pour fonder des médiathèques dans les pays en voie de développement. Une part des revenus pourrait être utilisée pour acheter de l’équipement supplémentaire, une part pourrait être utilisée pour supporter le développement des logiciels libres que nous utilisons dans notre mission.

Mais la question que nous devrions nous poser, du haut de notre monde bien confortable, bien “connecté” et plutôt aisé, serait de savoir si cette répugnance ressentie à l’idée que la pub puisse salir la pureté de Wikipédia peut prévaloir sur sa mission...

Et c’est plus complexe que ça même, parce que dans une large mesure, notre succès est dû à la pureté de ce que nous faisons, jusqu’à présent. On doit considérer le fait qu’accepter l’argent de la publicité pourrait empêcher de possibles subventions. C’est une question complexe.

Même si on peut s'interroger sur le caractère international d'un système de récolte de fonds si marqué par une culture locale, le succès de Wikipédia assure vraisemblablement son financement caritatif à moyen terme. Le problème est plutôt inverse. Les sommes collectées et les investissements et dépenses à réaliser, même s'ils restent très modestes comparés aux autres activités de même niveau (cf. graphique ci-dessus), ont atteint une valeur qui ne peut plus se contenter d'une gestion approximative entre une démocratie directe et un despotisme éclairé.

Le problème a été souligné par la démission récente de deux employés de Wikimédia rapportée par le magazine Wired. Extraits de leur réaction :

"A board that is tasked with the responsibility of running a 501(c)3 should have the competences to run a 501(c)3 and get all the help they can from as many people as they can, including outside people, to do that," Patrick said. "I've said before that the board could just as soon have a pie-eating contest or flip a coin or Tiddly Winks to determine who the next board member would be and it would have the same legitimacy as an election." (..)

"I hold very strongly to the opinion that what we are doing is the most important work of the 21st century," he said. ""But everything that we're doing to help create free knowledge and share it is too important to get wrong. Who has the hubris to say that it's okay to ... turn a blind eye to the essence of good corporate governance and fiduciary responsibility? The idea that we're different because we're Wikipedia doesn't hold water with me."

He said that as Wikimedia's fundraising success increases -the foundation raised $1 million from some 50,000 people in four weeks last December - and new partnership opportunities come its way, decisions about what to do with the money and which business opportunities to pursue shouldn't be handled by the multitudes.

Il s'agit du problème bien ordinaire d'arrivée à maturité d'une entreprise à but non-lucratif. La difficulté est que celle-là n'est vraiment pas ordinaire.

jeudi 19 avril 2007

Beaumarchais has been ?

Une des difficultés actuelles sur le modèle d'affaires du Web-média est la rémunération des contenus, et, en amont, celle des auteurs et des artistes. La référence à Beaumarchais fait sens si on se rappelle qu'il fut en France à la pointe du combat des auteurs contre les propriétaires de théâtre et qu'il a fondé en 1777 la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques (SACD, toujours en place et très active dans les polémiques actuelles), en réaction contre les rémunérations que lui versait la Comédie française pour Le Barbier de Séville.

Ainsi, lors d'un entretien avec l'avocat Maxence Abdelli, l'Atelier pose la question :

Et si Beaumarchais avait connu Internet, comment pensez-vous qu'il aurait réagi?

M.A : Aurait-il été inquiet de la question de la rémunération des auteurs sur Internet? Aurait-il salué l’arrivée en force du « public » des internautes? Difficile à dire...

D'une manière plus générale, toute une partie de la profession prône encore l'application du droit d'auteur de façon assez stricte sur les réseaux de communication électronique. Beaumarchais en aurait peut-être fait partie ! Or, je crois qu'aujourd'hui il est nécessaire de trouver un équilibre. Tout en protégeant les auteurs, c'est une évidence, il faut trouver un nouveau modèle alternatif de développement qui permette aux œuvres de circuler assez librement tout en rémunérant les auteurs.

Ce qui est fondamental dans le débat aujourd'hui, c'est que l'on ne peut pas se contenter de rémunérer les artistes avec de la publicité. Ce modèle porterait en effet trop préjudice aux artistes. En effet, il y a un certain manque de visibilité sur les recettes perçues par la publicité. Si un artiste met son œuvre sur un site qui ne génère pas beaucoup de publicité ou qui est peu fréquenté, il risque de dévaloriser son œuvre et il l'aura communiquée au public sans avoir de rémunération conséquente. La rémunération des artistes doit être proportionnelle aux recettes engendrées. Ces recettes peuvent être générées soit par la vente de supports physiques, soit par celle de titres numériques. Il y a donc une petite marge de manœuvre à exploiter à ce niveau-là. Ce qu'il faut donc retenir du droit applicable aujourd'hui, c'est le principe d'une rémunération, et d'une rémunération équitable. Mais si, sur Internet, ces principes sont pleinement applicables pour les plates-formes de vente en ligne, pour les artistes qui ont déjà intégré un catalogue, on a encore un gros problème de visibilité sur les rémunérations que l'on peut verser aux artistes ne participant à aucun catalogue.

La réponse témoigne de l'attachement des auteurs au modèle éditorial, qui leur fournit une rémunération proportionnelle aux ventes des artefacts sur lesquels est fixé une copie de leur oeuvre. Mais, cette posture n'est pas conforme au combat de Beaumarchais qui visait le théâtre et non l'édition. Les industries culturelles se sont évidemment depuis transformées. En particulier, la radio-télévision, issue du modèle théâtral, a explosé et trouvé les moyens de rémunérer les artistes. Il reste à trouver l'équivalent pour le Web-média. Je ne doute pas qu'on y arrive après sûrement bien des batailles. Si je suis sûr que Beaumarchais y aurait participé, je pense qu'il ne se serait pas trouvé du même côté que bien des auteurs aujourd'hui qui confondent leurs intérêts avec ceux du lobby éditorial, dont il n'est pas évident que l'organisation soit la plus efficace pour défendre la création.

IFLA 2.0

Le président de L'IFLA (International Federation of Library Associations and institutions), Alex Byrne, a présenté récemment une conférence (diapos en Pdf) à l'Enssib intitulée :

Who needs libraries when we have Google ?

La réponse est dans la dernière diapo :

Actu : CR détaillé de la séance sur Vagabondages

Musique : impasse ou eldorado ?

Suite à un processus de concertation et de réflexion avec les acteurs de la filière, la Fing vient de mettre en ligne un rapport qui fait le point sur son évolution et suggère des pistes de sortie de crise. Avec la science, la musique est peut être le domaine où la redocumentarisation est la plus radicale.

Musique et numérique : la carte de l'innovation, 127p. (Pdf, Html) Bibliographie

Extraits de la synthèse (Pdf, Html) :

Crise et mutation

La musique devrait connaître un âge d'or, culturel et économique. On n'a jamais écouté autant de musique - chez soi, sur soi, dans l'espace public... -, ni autant produit. Mais cette musique devenue flux, ambiance, signe (et parfois produit), est en même temps désacralisée et par suite, sur le plan économique au moins, dévalorisée. (..)

Par comparaison, les pistes fécondes de création de valeur qui émergent de l'analyse, naturellement complémentaires les unes des autres, sont les suivantes :

  • L'économie des flux, qui consiste à passer d'une économie fondée sur des prix unitaires et des quantités faibles, à des volumes élevés et des prix unitaires faibles - voire non-mesurables, le consommateur ne payant alors qu'un droit d'accès aux flux.
  • L'économie des services, qui retrouve le chemin de la rareté, de la singularité et de l'exclusivité dans l'expérience musicale, la relation avec une œuvre ou un artiste.
  • L'économie de l'attention, l'intermédiation entre une "offre" surabondante, diverse, mondiale et une demande de plus en plus individualisée et mobile.

Un marché contrôlé par le public, ou par les grands intermédiaires ?

La quasi-totalité des innovations identifiées ont un point commun : l'importance que prend l'aval de la filière, la distribution, les sites communautaires et plus généralement, l'ensemble des fonctions qui supposent une grande proximité avec l'amateur de musique, ses attentes, ses goûts, sa disponibilité... Or une prise de contrôle de l'industrie musicale par l'aval n'est pas forcément une bonne nouvelle pour la création et la diversité musicale. Elle pourrait au contraire aboutir à un une création entièrement pilotée par l'analyse des goûts de segments solvables de la clientèle - autrement dit, à la systématisation des dérives que l'on reproche à l'industrie musicale d'aujourd'hui. (..)

mercredi 18 avril 2007

Libres accès dans la science européenne

Pour rebondir sur le récent billet de Marie et Lucie, voici quelques nouvelles récentes du libre accès dans la science, en Europe où les batailles et initiatives s'accélèrent :

  • Poursuivant le « modèle hollandais », un symposium doit se tenir prochainement à l'université technologique de Delft sous le joli titre de Open Access: heading for a difficult position or a pas-de-deux? About the accessibility and costs of scholarly information in digital form (le symposium a lieu en hollandais, mais un wiki en anglais est ouvert pour l'occasion). N'oublions pas que la Hollande est le pays d'Europe le plus impliqué dans l'édition scientifique commerciale, siège notamment d'Elsevier et de Wolter-Kluwer. Qu'il soit aussi l'un des plus avancé dans le débat et les réalisations sur le libre accès est plus qu'un symbole, le symptôme d'un tournant.
  • Le CERN organise un Workshop on Innovations in Scholarly Communication du 18 au 21 avril. Les séances sont filmées et leur vidéo sera accessible à partir du programme. Il s'agit du cinquième atelier sur la question. Là encore, si l'on se rappelle que le CERN est le laboratoire où T Berners-Lee a imaginé l'ancêtre du web, il y a plus qu'un évènement ponctuel : la construction progressive des modalités concrètes d'un tournant.
  • Au Royaume-Uni, JISC lance The Depot, une archive ouverte centrale articulée avec les dépots institutionnels locaux qui ressemble beaucoup au HAL français, peut-être le début d'un modèle d'architecture plus structurée pour la science en libre accès.

Pour reprendre l'argumentaire de Lucie et Marie, le Canada ne manque pas de modèles inspirants. Qu'attend-on ?

Repéré par Marlène, URFIST et JD Zeller (courriel)

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