Pour analyser lucidement l'économie de Wikipédia, il est prudent d'en distinguer trois dimensions. Dans ce billet, j'aborde partiellement l'une d'entre elles : l'économie du don. Les deux autres sont analysées dans deux billets indépendants. Celui-ci n'épuise donc pas la question, il n'en effleure qu'un seul volet.

Alain Testard, dans un livre qui semble-t-il vient de sortir (je n'ai pu encore le lire en entier) : Critique du don : Études sur la circulation non marchande, Paris : Syllepse, 2007, critique sévèrement le mouvement dit "anti-utilitariste", issu des travaux de M. Mauss (voir mon billet).

Il propose en conclusion du chapitre 1 cette définition du don ;

Nous dirons qu'un don est une cession de bien :

  1. qui implique la renonciation à tout droit sur ce bien ainsi qu'à tout droit qui pourrait émaner de cette cession, en particulier celui d'exiger quoi que ce soit en contrepartie, et
  2. qui n'est elle-même pas exigible.

Cette définition est salutaire, car elle nous permet de préciser l'économie du don. Ainsi sont exclus de ce domaine l'économie publique, car il s'agit bien là d'une économie fondée sur une taxation exigible, tout autant que ce que j'avais appelé sans doute maladroitement le "don fortuit", car il n'y a pas dans ce cas de cession volontaire d'un bien, simplement d'opportunité résiduelle due à la non-destruction des biens informationnels.

La définition éclaire aussi l'économie de Wikipédia dont la dimension principale aujourd'hui est bien celle du don, ou plus précisément des dons. Celle-ci s'exprime dans deux transactions économiques indépendantes l'une de l'autre dont je vais développer successivement les modalités et les motivations : le don d'argent ou don caritatif et le don de la force de travail ou don participatif. Je ne développe dans ce billet que le premier. Le second, très marqué par l'idéologie du "libre", fera l'objet d'un billet ultérieur.

Le don caricatif existe dans la plupart des sociétés, mais il y prend des formes sensiblement différentes selon les cultures. Dans les pays catholiques, par exemple, il est pratiquement réservé à la réduction de la misère, morale, financière ou matérielle et souvent organisé par l'église. En Amérique du nord anglophone et protestante dans une tradition très marquée par l'idée du self made man, le don caritatif s'étend à la culture et surtout à l'éducation. La récolte de fonds est une activité très organisée, liée à la gestion de la fiscalité et n'a rien d'exceptionnel. Elle entre pour une part substantielle dans le financement des bibliothèques et des universités. Pour donner un ordre de grandeur, l'université de McGill à Montréal a reçu des donateurs, en 2006, 22 M de CaD (soit environ 19 M USD).

Wikimédia, maison mère de Wikipédia est une fondation qui a vocation à recevoir les dons. Le graphique ci-dessous est tiré d'un audit réalisé pour la fondation. Il est daté du 30 juin 2006, il s'agit donc vraisemblablement d'années universitaires.

Ainsi pour 2006 les revenus ont été d'environ 1 M USD, dont 86% proviennent de contributions, c'est-à-dire de dons. Cette somme peut paraître importante. En réalité, elle reste modeste comparativement à l'activité. Le remarquable est surtout la progression entre 2005 et 2006, qui témoigne de la notoriété explosive du service. Il est vraisemblable que le chiffre de l'année suivante sera très nettement supérieur.

La structure des dons est aussi conforme à ce que l'on retrouve ailleurs, un peu comme celle de la longue traîne avec quelques gros et beaucoup de petits dons. Il est difficile de prévoir l'ampleur et la pérennité de ces rentrées financières. Celle-ci dépend d'une part de l'entregent et la capacité à convaincre de ses dirigeants auprès de gros donateurs, et, de l'autre, de la fidélisation des petits donateurs.

Tout le monde connaît Jimmy Wales, Jimbo pour les wikipédiens. Il est devenu l'ambassadeur du projet. Sur les finances son discours tient du prêche, très imprégné de bonne conscience nord-américaine. Voici des extraits d'un entretien publié le 28 juillet 2004 sur Slashot et traduit par P. Mazéris :

J’ai toujours su que la mission de Wikipedia dépassait de loin le simple fait de créer un site Web génial. Nous faisons cela bien sûr, et on s’amuse beaucoup à le faire, mais ce qui nous motive le plus, c’est de contribuer à une mission qui au final pourrait s’avérer bénéfique pour le reste du monde. (..)

Wikipedia est devenu plus grand que jamais c’est vrai. Et nous maintenir hébergés sur assez de serveurs, nécessaires pour conserver la performance là où nous la souhaitons, occupe constamment nos pensées.

En même temps, j’ai l’intime conviction que tout ira pour le mieux. Le fait est que tout le monde apprécie Wikipedia. Quand j’ai demandé 20,000 dollars au monde en janvier dernier, nous avons reçu près de 50,000 dollars en moins d’une semaine. (..)

La question de la publicité revient parfois, mais pas dans un contexte de “on va devoir accepter ça pour survivre". Là nous disons clairement : “non.”

La question de faire ou non de la publicité reviendrait plutôt à se demander, avec ce genre trafic, avec l’augmentation de la fréquentation que l’on a constatée : quel bien pourrions nous faire, en tant qu’institution “charitable” ou de “bienfaisance", si nous décidions d’accepter la publicité ? Si la communauté décidait de le faire, cela serait très lucratif pour la Fondation Wikimedia, car les coûts liés à notre infrastructure sont extrêmement bas comparés à tout site Web traditionnel nécessitant la publicité.

Cet argent pourrait être utilisé pour fonder des médiathèques dans les pays en voie de développement. Une part des revenus pourrait être utilisée pour acheter de l’équipement supplémentaire, une part pourrait être utilisée pour supporter le développement des logiciels libres que nous utilisons dans notre mission.

Mais la question que nous devrions nous poser, du haut de notre monde bien confortable, bien “connecté” et plutôt aisé, serait de savoir si cette répugnance ressentie à l’idée que la pub puisse salir la pureté de Wikipédia peut prévaloir sur sa mission...

Et c’est plus complexe que ça même, parce que dans une large mesure, notre succès est dû à la pureté de ce que nous faisons, jusqu’à présent. On doit considérer le fait qu’accepter l’argent de la publicité pourrait empêcher de possibles subventions. C’est une question complexe.

Même si on peut s'interroger sur le caractère international d'un système de récolte de fonds si marqué par une culture locale, le succès de Wikipédia assure vraisemblablement son financement caritatif à moyen terme. Le problème est plutôt inverse. Les sommes collectées et les investissements et dépenses à réaliser, même s'ils restent très modestes comparés aux autres activités de même niveau (cf. graphique ci-dessus), ont atteint une valeur qui ne peut plus se contenter d'une gestion approximative entre une démocratie directe et un despotisme éclairé.

Le problème a été souligné par la démission récente de deux employés de Wikimédia rapportée par le magazine Wired. Extraits de leur réaction :

"A board that is tasked with the responsibility of running a 501(c)3 should have the competences to run a 501(c)3 and get all the help they can from as many people as they can, including outside people, to do that," Patrick said. "I've said before that the board could just as soon have a pie-eating contest or flip a coin or Tiddly Winks to determine who the next board member would be and it would have the same legitimacy as an election." (..)

"I hold very strongly to the opinion that what we are doing is the most important work of the 21st century," he said. ""But everything that we're doing to help create free knowledge and share it is too important to get wrong. Who has the hubris to say that it's okay to ... turn a blind eye to the essence of good corporate governance and fiduciary responsibility? The idea that we're different because we're Wikipedia doesn't hold water with me."

He said that as Wikimedia's fundraising success increases -the foundation raised $1 million from some 50,000 people in four weeks last December - and new partnership opportunities come its way, decisions about what to do with the money and which business opportunities to pursue shouldn't be handled by the multitudes.

Il s'agit du problème bien ordinaire d'arrivée à maturité d'une entreprise à but non-lucratif. La difficulté est que celle-là n'est vraiment pas ordinaire.