Economie du document (Bloc-notes de Jean-Michel Salaün)

Repérage de données sur l'économie des documents dans un environnement numérique

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Recherche - web média

mercredi 12 janvier 2011

Arts et industries de la mémoire

Suite à mon billet précédent, Jacques Faule, merci à lui, attire mon attention sur le livre :

Mary Carruthers, Le livre de la mémoire. Une étude de la mémoire dans la culture médiévale, trad. de l’anglais par Diane Meur, Paris, Macula, 2002, 429 p. ISBN 2-86589-069-4 (critique CRMH, le livre a une réédition anglaise en 2008 entièrement révisée, extraits sur GB)

Il a raison et cela me donne aussi l'occasion de justifier mon intérêt pour l'histoire du document. Je reprends d'abord les citations soulignées par J. Faule :

Mary Carruthers soutient que la culture médiévale était fondamentalement mémorielle à un degré aussi écrasant que la culture moderne de l’Occident est documentaire (page 18). Elle insiste (page 25) : c’était une question d’éthique. Un être sans mémoire, si tant est que la chose fût possible, était un être sans caractère moral et, au sens premier, sans humanité. Et explique (page 51) : «Le grec ancien ne possédait aucun verbe signifiant proprement lire ; celui dont on se servait, anagignosco, signifie savoir de nouveau, se remémorer. Il renvoie à une procédure mnésique. De même, le verbe latin signifiant la lecture est lego, littéralement cueillir ou rassembler.»

Quand nous disons que la bibliothèque est lieu de mémoire nous le disons par métaphore. Mais les lieux de mémoire sont dans notre tête. Carruthers renverse la perspective quand elle écrit : «Il est trompeur selon moi de présenter la culture littéraire comme une version de la culture lettrée. La mémoire (au sens de pédagogie mnémonique), dit-elle, est l’objet ultime d’une éducation médiévale.»

A chacune des 400 pages du livre, la tentation est irrésistible de remplacer le mot mémoire par le mot bibliothèque car les analogies sont nombreuses et Carruthers ne s’en prive pas de multiplier les parallélismes quand elle écrit par exemple page 69 : «La mémoire n’est pas un coffre ou une boîte quelconque – elle est, plus précisément, une boîte à ranger les livres, une formidable bibliothèque portative. De fait, comme écrivait Jean de Salisbury, la mémoire est en quelque sorte une bibliothèque mentale, une gardienne sûre et fidèle de nos perceptions.» (..)

«J’ai déjà longuement traité de la bibliothèque comme image (si tenace) de la mémoire bien entraînée ; pour conclure ce chapitre, j’aimerais évoquer brièvement le parallélisme de leurs systèmes de catalogage. Le meuble dans lequel étaient conservés les livres au Moyen Age pouvait être appelé armarium, armoire, ou columna, colonne, mot qui figure dans un catalogue de bibliothèque de 1400. Les livres, dans ces arcae ou armaria médiévaux, étaient classés selon des systèmes de lettres et de chiffres utilisés parfois séparément, parfois conjointement.

En règle générale, chaque armoire portait une lettre et chaque rayon (gradus) de l’armoire, un chiffre, la numérotation partant du rayon inférieur pour permettre des ajouts ultérieurs. Parfois un chiffre subsidiaire était attribué à chaque volume pour indiquer sa place sur le gradus. L’heuristique alphabétique, dans les bibliothèques, remonte au moins à la Bibliothèque d’Alexandrie. Mais la disposition de la bibliothèque, comme je l’ai montré plus haut, reproduit la structure de la mémoire des érudits ; une des meilleures preuves de la similitude que je perçois entre ce qui est lu ou écrit dans la mémoire et ce qui l’est dans les livres, c’est que les dispositifs heuristiques servant à ordonner l’arca mémorielle aient également été appliqués à l’organisation des codices dans leurs arcae de bois.» p.182

Mary-Carruthers.bmp

Ainsi on comprend mieux pourquoi le terme «document» est resté très longtemps relié à la mémoire humaine, comme leçon ou enseignement éventuellement oral. Le livre n'est qu'un adjuvant d'une pratique, d'un exercice mémoriel.

Les choses changent à partir du 18e. La relation à la mémoire se modifie avec l'explosion des savoirs scientifiques et techniques et la montée de l'espace public médiatique. Dès lors, de nouveaux outils doivent se construire et la bibliothéconomie se perfectionne pour aboutir fin 19e au processus de documentarisation (Dewey, Otlet), l'ambition de classer tous les documents du monde, compris comme le classement des savoirs.

Boston-Public-Library-Pere-Ubu.png

Il s'agit d'une première industrialisation des outils de la mémoire par leur externalisation et, en quelque sorte, leur taylorisation. Mais nous n'en sommes encore qu'au stade de la manufacture. Chaque bibliothèque reproduit les mêmes gestes en échangeant et rationalisant les procédures.

La fin du 20e est l'occasion avec le numérique et le web d'une redocumentarisation.

Google-Data-Center-Pays-Bas-ErWin-Boogert.png

J'ai déjà eu l'occasion de beaucoup disserter là-dessus sans qu'il soit besoin d'y revenir ici, sinon pour dire que nous sommes maintenant complètement dans l'industrialisation de la mémoire avec son automatisation.

Mary Carruthers dans la préface de la nouvelle édition de son livre insiste d'ailleurs sur le caractère logique des outils des arts de la mémoire et fait une analogie avec l'ordinateur. Elle s'est entrainée à mémoriser des textes anciens et en conclut (trad JMS) :

Je faisais ainsi la démonstration de la puissance de ces dispositifs mentaux comme des outils de recherche plutôt que des outils de retenue. En réalité, il m'était facile d'imposer ces schémas sur le matériel que je connaissais déjà par cœur (en anglais du roi Jean) parce que, avec une petite révision et de la pratique, les repères fournit à ma mémoire simplement par quelques mots du texte que je savais si sûrement me ramenaient l'ensemble de la citation. Une fois démarré, le par cœur a pris le dessus et par habitude consciente produit ce dont j'avais besoin, tout à fait à la manière de la mémoire morte (ROM) d'un ordinateur. Les dispositifs mnemotechiques, comme une structure d'accès aléatoire, m'ont amenée là où je voulais aller, dans l'ordre que j'avais choisi et dans le sens que mon esprit s'était lui-même donné. p.XIII-XIV

En poussant le raisonnement de la redocumentarisation, on pourrait en conclure que les instruments de la maîtrise de l'information (information litteratie) sont les équivalents de ceux de l'art médiéval de la mémoire appliqués aux industries actuelles de la mémoire et en paraphrasant l'auteur dire : c’est une question d’éthique. Un être sans maîtrise de l'information, si tant est que la chose fût possible, est un être sans caractère moral et, au sens premier, sans humanité.

Actu du 17 mai 2011

Intéressante relation de la production et circulation des documents dans l'antiquité romaine et comparaison avec aujourd'hui par F. Cario ici.

lundi 06 décembre 2010

De la transparence.. et des documents

Quelques remarques rapides pour accompagner le feuilleton WikiLeaks, à partir des préoccupations de ce blogue sur l'économie des documents.

P. Starr dans son livre The Creation of The Media rappelle la naissance de la notion d'objectivité dans la presse. Il cite Walter Lippman qui un des premiers en 1920 dans Liberty and The News l'a mise en avant. Extrait (trad JMS) :

Lippmann exhortait les journalistes à être plus « objectifs », un mot qui venait d'apparaître pour décrire le journalisme. Les critiques aujourd'hui dénoncent l'objectivité comme une idéologie professionnelle, mais il est important de comprendre les pratiques professionnelles que Lippmann voulait faire adopter aux journalistes. Il voulait que les journalistes s'inspirent de la science en développant un « sens de la preuve » et en reconnaissant franchement les limites de l'information disponible : il les exhortait de démonter les idées reçues et les abstractions et de refuser de laisser de côté des nouvelles ou de mettre la morale ou n'importe quelle autre cause avant la véracité. Ce que Lippmann demandait avant tout aux journalistes était la responsabilité (accountability). (..) Mais les journalistes ne pouvait pas faire tout seuls le travail indispensable ; ils avaient besoin d'experts pour organiser l'information à leur place et Lippmann suggérait la création de «observatoires politiques » - des instituts de recherche à la fois en dedans et en dehors du gouvernement - pour fournir les preuves systématiques qui pourraient servir, par exemple, pour évaluer les performances des agences gouvernementales. p.396-397

On retrouve bien des dimensions de ces fondations du journalisme moderne dans l'affaire Wikileaks, y compris dans l'évolution de la personnalité de son responsable. Mais ce que montre surtout Wikileaks est un déplacement de la notion de preuve vers l'évidence (au sens français et non anglais). On croit ce qui est publié non pas à cause d'une démonstration, mais parce que la méthode de publication des documents semble en garantir la véracité, à la fois parce qu'ils proviennent de témoins directs et qu'ils sont potentiellement visibles par tout le monde et donc vérifiables par tout un chacun. Cette évolution de l'« objectivité » vers la « transparence », avec les mêmes limites théoriques et la même efficacité pratique de l'une et l'autre utopie, est parfaitement en cohérence avec l'architecture anarchique et l'économie décalée du web et ses conséquences sur la transformation des médias. Les mêmes forces sont à l'œuvre dans la transformation de la science en e-science ou encore dans les débats sur la vie privée autour des réseaux sociaux.

Sans doute, ce succès est à mettre en résonance avec l'évolution même de nos sociétés dites post-modernes et leur rapport avec la vérité (sur ce point, voir Roger (ici et) : La seconde modernisation introduirait un effet de retour sur cette prétention à la maîtrise qui caractérisait la première car les conséquences ne peuvent plus être repoussées au-delà de nos générations. La prétention à la totalisation du savoir et au triomphe des autorités scientifiques seraient battues en brèche : la seconde modernisation introduit l'exigence d'une réflexivité, d'un savoir qui se déclare lui-même et qui se contrôle en connaissant ses limites et ses conditions de production. p.161

Néanmoins dans l'histoire de WikiLeaks la théorie du document permet de voir les limites de cette nouvelle idéologie. Même si les documents sont pour une part en accès libre, leur décryptage, c'est à dire leur accessibilité intellectuelle (lu), passe par cinq des journaux les plus prestigieux des États-Unis et d'Europe (ici). Et ainsi les données brutes, triées, mises en contexte et publiées par les journaux prennent le statut d'information journalistique avec toute la confiance attachée à ce statut (su). C'est la responsabilité journalistique (accountability), telle que définie dans les années vingt du siècle dernier qui l'a emporté.

L'erreur du raisonnement serait de croire que l'on transforme un ordre documentaire à partir d'une simple mise en accès (vu). L'abandon de la mise en ligne sans tri préalable des données brutes qui était pourtant le dogme initial du site () souligne a fortiori la prégnance d'un ordre documentaire pour la diffusion de documents d'archives d'institution.

Le passage de l'objectivité à la transparence modifie aussi les responsabilités d'une autre profession qui doit s'adapter très vite à la nouvelle donne du web. Il n'y a pas eu, en effet, d'enquête journalistique dans cette affaire, simplement la consultation par des journalistes de documents qui leur ont été proposés spontanément. On peut parier qu'à l'avenir la fonction archivistique, avec ses différents attributs va s'en trouver considérablement renforcée, pour le meilleur et pour le pire.

Je rappelle que, selon le manuel, les archivistes québécois évaluent, sélectionnent, acquièrent, conservent et mettent à disposition des documents d’archives, assurant leur intégrité intellectuelle et une conservation physique responsable, pour le bénéfice des utilisateurs actuels et celui des générations futures" (Association of Canadian Archivists 1999, notre trad.) comme leurs collègues ailleurs au Canada. Toutefois, à la différence de ces derniers, les québécois entendent aussi exercer des responsabilités sur « la gestion des documents qui consiste à assurer le contrôle systématique des documents pendant leur cycle de vie. »

Paradoxalement, il semble que dans cette histoire c'est bien l'ordre documentaire traditionnel, journalistique et archivistique, qui sortira renforcé, mais l'un et l'autre devront s'adapter à une nouvelle architecture de l'accès à l'information.

Actu un peu plus tard

Parmi les très nombreux billets sur WikiLeaks, deux proches de mes préoccupations Christian Fauré et Martin Lessard.

Actu du 15 déc 2010

Sur les chgts du journalismes, voir :

David Carr, “WikiLeaks Taps Power Of the Press — The Media Equation,” The New York Times, Décembre 12, 2010, rub. Business Day / Media & Advertising, ici.

Actu du 3 mars 2011

Pile sur le sujet, un papier de Y Benkler qui commence par une citation de T Roosevelt sur le journalisme à scandale et analyse en détail l'affaire Wikileaks, montrant à la fois les tentatives d'attaque contre le service et son responsable et ses capacités de résistance et constatant qu'il s'agit d'une évolution des formes du 4e pouvoir.

A FREE IRRESPONSIBLE PRESS: WIKILEAKS AND THE BATTLE OVER THE SOUL OF THE NETWORKED FOURTH ESTATE ici

jeudi 02 décembre 2010

Le web et l'espace public

Toujours dans la continuité des billets précédents sur la troisième dimension du web et les différentes stratégies industrielles à l'œuvre, et au moment où le monde des médias bruisse de l'affaire WikiLeaks, il est bon de revenir à quelques fondamentaux de l'analyse. Pour cela je prendrai quelques extraits d'un excellent livre sur la naissance des médias modernes (le livre s'arrête en 1941 au moment de l'entrée des États-Unis en guerre) et une intervention plus récente du même auteur.

Paul Starr, The Creation of the Media, Basic Books., 2004, ici.

Paul Starr, “Statement to the Federal Communications Commission Workshop on the Future of Media and Information Needs of Communities,” Mars 4, 2010,.

Deux extraits du livre (trad JMS). Le premier fait allusion à la notion habermassienne d'espace public à laquelle l'auteur n'adhère que partiellement, le second au début du vingtième siècle :

L'espace public public dans l'Europe moderne ne doit pas être confondu avec un idéal démocratique, comme si la raison avait atteint sa forme la plus élevée et cultivée parmi les arômes capiteux des cafés de Londres et les parfums des salons de Paris du dix-huitième siècle, pour glisser sur la voie de la dégradation au cours des siècles suivants. Alors que les débuts de l'espace public moderne représentaient un abandon du secret politique, il restait toujours socialement exclusif, limité par les pressions habituelles de l'argent et du statut, et régulièrement manipulé par les personnes au pouvoir. L'opinion publique a pu émerger comme une force nouvelle dans la politique, mais l'espace public, dont les États européens ont permis le développement dans le début des temps modernes, a fortement limité l'audience de cette opinion. Sauf dans certains domaines très limités, l'espace public n'a pas encore pu fournir à la société un moyen de gouvernance. p.46

La capacité des médias à exercer un pouvoir par eux même dépend à la fois de leur autonomie par rapport au pouvoir de l'État et de leur indépendance commerciale. Pour chacun des deux, l'Amérique a fourni au développement des médias un terrain fertile et quant à leur pouvoir, les médias ont été beaucoup plus avancés aux États-Unis que nulle part ailleurs : une presse puissante mais encore décentralisée, prônant un journalisme agressif et souvent porté sur le sensationnalisme ; une industrie du cinéma concentrée dans une poignée de sociétés qui dominaient les écrans aussi bien à l'étranger que localement ; et le seul réseau de radio-télévision significatif dans le monde, avec des centaines de stations locales et deux réseaux nationaux. Ces institutions ont été les signes avant-coureurs d'une époque où les médias sont devenus un facteur d'indépendance en politique aussi important, par exemple, que les partis politiques eux-mêmes qui avaient eu la haute main sur beaucoup d'entre eux. p.386

Extrait de l'intervention devant la FCC :

Les innovations dans les informations en ligne sont pleines de promesses, mais la tendance dominante est inquiétante. Le déclin à la fois de la publicité et de la distribution des journaux ne se renversera pas une fois la récession économique terminée. La presse survit grâce un lectorat vieillissant qui achète par habitude le journal et fait face à une perte catastrophique de lecteurs chez les jeunes adultes. Cette baisse n'est pas limitée aux seuls journaux. Entre 1998 et 2008 d'après les enquêtes du Pew Research Center le nombre d'Américains qui disaient qu'ils ne prenaient des nouvelles auprès d'aucun support au cours d'une journée moyenne est passé de 14 à 19%. Parmi les 18-24 ans durant la même période, il est passé de 25 à 34%.. Comme ces données le montrent, un environnement plus fragmenté se développe pour les médias où de plus en plus d'Américains n'ont plus accès aux nouvelles en partie parce qu'ils ne les croisent plus dans les journaux, ni à la radio, ni à la télévision.

Cette dernière citation est à mettre en relation avec cet autre billet.

Curieusement, il semble que P. Starr n'arrive pas à poursuivre son propre raisonnement sur notre période post-moderne en la considérant simplement dans la continuité des précédentes, sans en percevoir les changements qu'il analyse pourtant si bien pour celles-là. Je crois qu'il faut distinguer trois phénomènes interdépendants. D'une part la modification de l'architecture des médias par le web, d'autre part la stratégie des industriels et enfin la transformation de l'espace public, c'est à dire de l'échange public des idées qui l'accompagne. La question qui reste ouverte est de savoir quel sera le statut du document dans celui-là. Le modèle du journaliste avait mis en avant l'objectivité au vingtième siècle suite à l'histoire présentée par l'auteur. La transparence prendra-t-elle sa place au vingt-et-unième, avec quelles conséquences ?

Actu du 3 décembre 2010

Comparé à ses collègues des trois années précédentes, les revenus publicitaires de la presse américaine au 3ème trimestre de 2010 sont pour la première fois positifs voir ici.

Toutes les données sur la presse US sont accessibles sur la NAA.

mercredi 27 octobre 2010

Facebook et les déplacements de valeur

Après Apple et Google, voici donc le troisième billet illustrant la théorie du document sur la stratégie d'une firme : Facebook. Bien évidemment après la forme privilégée par Apple, le texte par Google, le réseau social s'appuiera principalement sur la troisième dimension : le médium.

Il est délicat de mesurer l'économie de Facebook, car la firme n'étant pas cotée en bourse on ne dispose pas de chiffres certifiés. L'année dernière, elle a annoncé qu'elle avait, pour la première fois, équilibré ses comptes sans autre précision. Les observateurs parlent d'un chiffre d'affaires entre 500 M et 1 Mds de $ en 2009 et qui pourrait osciller en 2010 entre 1 et 2 Mds de $. Ces chiffres, pour peu qu'ils soient exacts, paraissent impressionnants, pourtant ils sont moins élevés que Google dans le même délai :1,5 Mds après 5 ans et 3,2 l'année suivante (23,6 Mds de CA et 6,5 Mds de bénéfices en 2009), et finalement très modestes si l'on considère que Facebook.com a dépassé Google.com sur le trafic internet US en mars 2010 (Hitwise). Un calcul rapide et approximatif chiffre à 7,87 Mds de $ le chiffre d'affaires de Google.com sur le seul marché US pour l'année 2009.

Facebook est un immense succès public, mais n'a clairement pas encore réussi à monétiser son audience. Il suffit de comparer en les feuilletant les pages destinées aux annonceurs de Facebook (ici) avec celles de Google pour comprendre que l'on ne joue pas dans la même cour.

Une économie spéculative

D'autres chiffres astronomiques font du jeune fondateur Marc Zuckerberg un des hommes les plus riches du monde (Forbes), mais cette richesse est basée sur une appréciation des marchés financiers qui ont depuis longtemps perdu la mesure de l'économie réelle, tout particulièrement dans le numérique. Ils font un autre raisonnement déconnecté du chiffre d'affaires et des bénéfices de la firme, basé sur la capacité à revendre ses parts à un prix plus élevé que celui de leur achat initial.

Ainsi par exemple, un fonds de capital risque russe, Mail.ru, cherche aujourd'hui à valoriser sa participation dans Facebook en vendant à un prix élevé ses propres actions et ). On trouvera une seconde illustration dans l'exposé de la stratégie d'investissement dans Facebook d'un autre fond, GreenCrest Capital LLC, qui cherche à racheter des actions aux anciens employés du réseau (WSJ). Même si elles sont rapportés par un journal du groupe Murdoch, concurrent direct du réseau avec MySpace les explications sont éclairantes. Extraits (trad JMS) :

Puisque certains de ces fonds ne sont pas sanctionnés par les starts-up dans lesquelles ils ont investi, ils n'ont pas accès aux informations de gestion, financières et autres. Cela rend ces investissements risqués, disent des observateurs professionnels de l'investissement. Les investisseurs potentiels peuvent obtenir des compte-rendus du conseil d'administration et quelques informations financières limitées d'actionnaires vendeurs, mais pas beaucoup plus. (..)

Le prix des actions Facebook sur le marché secondaire a considérablement augmenté, dit M. Halpert (un des directeurs du fond), d'environ 5 $ un an et demi auparavant il est aujourd'hui à environ 70 $, avant le récent fractionnement d'actions de 1-pour-5, ce qui valoriserait de l'entreprise à 33 milliards de dollars. Cette évaluation serait l'ordre de grandeur pour les actions de Facebook sur le second marché, selon une personne proche de la négociation en cours sur ce service.

La réalité économique de Facebook est dans cette économie spéculative. Les chiffres exponentiels de son audience, complaisamment relayés, permettent de faire monter les enchères. On ne parle toujours pas d'introduction en bourse et on s'attend à une prochaine levée de fonds qui sera d'autant facilitée que sa valorisation sera élevée.

L'économie de Facebook signifie souvent l'économie générée par ceux qui utilisent le réseau comme plateforme pour développer leurs propres activités rémunératrices (VisualEconomics et pour la principale application Zynga ). Les chiffres présentés sont parfois aussi spectaculaires en terme d'audience, mais pratiquement jamais exprimés en chiffre d'affaires ou bénéfices. Il y a ainsi comme une connivence dans la surenchère spéculative entre le réseau et les producteurs d'application, l'écosystème.

Cette situation n'est pas sans rappeler le début du millénaire, juste avant l'éclatement de la bulle internet. Il ne faudrait pas pour autant sousestimer le succès public de Facebook ni dénier à cette économie spéculative la capacité à construire de la valeur. Contrairement aux starts-up de l'épisode malheureux précédent, les réseaux sociaux produisent une activité. Ainsi selon la dernière enquête IFOP, pratiquement tous les Français (98%) connaissent Facebook et 43% ont un compte (ici). Même si un pourcentage sensiblement moindre y est actif, bien des entreprises rêveraient d'un tel succès.

L'individu-document

Difficile alors de garder la tête froide et de produire une analyse lucide du phénomène. Sans prétendre y arriver complètement, je voudrais suggérer que la théorie du document peut donner quelques clés de compréhension.

Facebook, comme les autres réseaux sociaux, inverse les propriétés documentaires du web. Les humains n'y recherchent pas des documents, les documents ne sont plus que des vecteurs qui relient entre eux des humains ou d'autres entités personnalisées (marques). Ainsi le réseau polarise l'ordre documentaire sur sa troisième dimension : le médium.

Mieux, les techniques du web documentaire servent à indexer les individus pour les décrire et les repérer, non seulement dans leur « forme », c'est-à-dire leur identité et caractéristiques, mais aussi dans leur « texte », leurs comportements et intentions. On pourrait dire comme Olivier Ertzscheild « L’homme est un document comme un autre » (ici, voir aussi mon billet). Dès lors toute la productivité d'un système documentaire est déplacée sur un terrain, la communication entre les hommes, où elle était jusqu'à présent peu utilisée faute d'outils adéquats (courrier postal, téléphone..).

La radicalisation de l'homologie individu-document, modifie l'ordre traditionnel des documents qui est alors soumis à celui des individus. L'individu-document est moins stable que l'objet-document. La versatilité et la réactivité des clivages sociaux s’introduisent dans les arcanes des logiques documentaires, qui, si elles ne les ignoraient évidemment pas, avaient auparavant plus de recul et d’inertie. On pourrait dire que l'ordre documentaire s’apparente ici celui de la mémoire vive, avec ses emballements et ses oublis.

La valorisation économique de ce positionnement se cherche aujourd'hui sur deux marchés : la publicité et la revente des données comportementales. Sur l'un et l'autre elle rencontre des difficultés.

Facebook cherche à utiliser sa maîtrise du «graphe social», c'est à dire l'empreinte des liens entre les personnes, comme un avantage concurrentiel décisif pour valoriser la vente d'attention. Vous pouvez cibler votre publicité par géographie, sexe, âge, mots-clés, situation amoureuse, emploi, lieu de travail ou établissement scolaire. Lorsque vous choisissez vos critères de ciblage, Facebook affiche le nombre approximatif d’utilisateurs concernés, peut-on lire sur les pages réservées aux annonceurs. Ce ciblage peut faire rêver les annonceurs. Il suppose néanmoins que les membres du réseau aient renseigné de façon sincère ces critères et acceptent de partager ces informations, c'est à dire qu'ils se soient auto-documentarisés. Nombreuses ont été les tentatives de la firme pour «obliger» les membres à diffuser leurs profils et nombreuses ont été les polémiques. Il ne s'agit pas de maladresses, mais bien d'un tâtonnement pour trouver un équilibre acceptable entre la protection des individus et les nécessités du commerce. Reste à savoir s'il existe vraiment.

Les données comportementales sont récoltées par les traces de navigation des internautes. Il s'agit cette fois d'une documentarisation automatique. Un marché souterrain de ces données, mariant les premières et transversal aux réseaux s'est mis en place non sans ambiguïtés ().

Aujourd’hui le débat éthique est très vif. Jusqu’à présent seules les organisations policières confondaient l’ordre documentaire et l’ordre social pour contrôler ce dernier. Cela n'était acceptable qu'avec des normes sociales explicites et acceptées sous le contrôle strict d'un État démocratique (), sans pour autant éviter de nombreux dérapages. L'idéologie libertarienne des fondateurs de Facebook accentue encore le malaise ().

Même en faisant abstraction de ce débat, la valeur économique de cette stratégie n’est pas encore vraiment démontrée. On en perçoit les potentialités qui font rêver les uns, cauchemarder les autres. Certaines rentabilisations pointent, mais il n’est pas évident que l’homologie individu-document soit à terme éthiquement supportable et économiquement rentable.

Actu du 31 octobre 2010

Voir aussi : 1. “Social Media and Revenues: Where’s the Profit?,” Master of Media, Octobre 31, 2010, ici.

Actu du 22 novembre 2010

Pour s'interroger sur quelques conséquences de la redocumentarisation des humains par Facebook :

Zadie Smith, Generation Why?, The New York Review of Books, November 25, 2010

Critique en français ici

Actu du 18 déc 2010

Quelques éléments sur les revenus 2010 de Facebook dans Inside Facebook ici.

Voir aussi Numerama,(), très optimiste.. et maniant curieusement les chiffres.

Actu du 3 fév 2011

Voir aussi cette infographie de Google vs Facebook. Je ne suis pas sûr des chiffres financiers à vérifier ici

Actu du 31 déc 2010

Bonne analyse détaillant différents mode de calcul de la valorisation :

Robert Cyran et Rob Cox, “Will 2011 be the year that Facebook’s value gets real?,” Reuter Breakingviews, Décembre 28, 2010, ici.

mercredi 20 octobre 2010

Google et les déplacements de valeur

Tout comme Apple, la firme Google vient d'annoncer d'insolents résultats financiers. J'ai repris sur un schéma, à partir de ses bilans trimestriels (disponibles ici), l'évolution de son chiffre d'affaires depuis 2005 décomposé selon les revenus de la publicité issus de ses sites propres, de ceux issus de son réseau de partenaires (Adsense) et des revenus hors publicité.

Revenus-Google.png

On observe tout d'abord la forte croissance presque continue des revenus, avec juste un décrochage fin 2008, au plus fort de la crise. L'omniprésence du poids de la publicité est aussi manifeste. Elle représente toujours aujourd'hui 97% du total des revenus. L'analyse devient moins convenue lorsque l'on observe la différence de tracé des courbes des revenus Adsense (courbe jaune) et des revenus des sites de Google (courbe rose). Partant pratiquement du même point en 2005, celles-ci divergent de plus en plus. Les revenus de Adsense ont une croissance assez régulière, de l'ordre de 15% par trimestre, tandis que ceux des sites Google s'envolent avec une sensibilité plus forte à la conjoncture économique.

Un autre schéma peut nous permettre d'approfondir :

Adsense-Google.png

Dans ce schéma, j'ai consigné les bénéfices trimestriels de Google (violet), la part du revenu de Adsense qui reste à Google, c'est-à-dire la rémunération de son activité de régie (bleu). La courbe jaune représente les sommes redistribuées aux partenaires Adsense, c'est-à-dire les sites accueillant la publicité.

La remarque précédente est confirmée puisqu'on observe une différence forte entre l'évolution du bénéfice et celle de la rémunération de la régie (d'autant que pour mesurer le bénéfice induit par la régie, il faudrait encore déduire les frais de fonctionnement de cette dernière de son revenu), la régie pesant de moins en moins dans le bénéfice général. Mais le schéma souligne aussi un autre phénomène : autant le bénéfice général subit d'importantes fluctuations, jusqu'à chuter brutalement fin 2008, autant l'activité de régie apporte à la firme un revenu stable et régulier.

Ainsi, entre les deux activités économiques principales de Google, régie publicitaire et recherche financé par la publicité, la seconde s'affirme de plus en plus au cours des années. Pour le dire autrement, Google est de plus en plus un média à part entière, un média conquérant, ambitieux, mais à l'évidence un média encore économiquement fragile, soumis à des fluctuations.

Lorsque Google intervient comme régie publicitaire, il partage ses revenus avec ses partenaires selon une logique qui ne contredit pas vraiment celle des médias anciens, même si bien des modalités sont modifiées. Mais dans le second cas, le déplacement de valeur est radical : par la recherche, Google réoriente l'attention de l'internaute en réorganisant l'ordre documentaire tout en ponctionnant à son profit le marché publicitaire.

Le média-Google s'installe entre la radio-télévision, à qui il emprunte le marché bi-face et le réseau (internautes et annonceurs) et la bibliothèque à qui il emprunte la recherche et l'organisation documentaire. Mais il opère aussi une rupture entre les savoir-faire des uns et des autres par une utilisation inédite à ce niveau du traitement de la langue. Linguistique computationnelle et lexicométrie statistique sont ses compétences de bases qu’il a appliquées sur le web en le considérant comme un vaste texte, organisé par les liens entre les documents entre eux et la demande des internautes. Ce qui prime ici est la dimension intellectuelle, celle du texte et du contenu des documents, c'est-à-dire la deuxième dimension du document ().

La rupture est alors radicale vis-à-vis de la radio-télévision. Le traitement statistique de la langue est utilisé pour organiser le marché bi-face par la vente de mots-clés, associés à la signification de la requête et donc au texte, mais dissociés des documents comme objets contrairement aux médias précédents .

La rupture est tout aussi importante vis-à-vis des bibliothèques. En se positionnant sur la dimension texte, pour capter l'attention par la recherche, il a participé à la contestation de l’ordre documentaire ancien, celui des bibliothécaires et les documentalistes, par une intense « lecture industrielle » pour reprendre l'expression d'Alain Giffard (). La capacité de chercher transversalement dans l'ensemble des textes réduit, en effet, l’importance de leur classement antérieur et, modifiant notre système de mémoire externe collectif, participe au décadrage de doxas. Il est alors naturel que, nonobstant son caractère fortement capitaliste et les ambiguïtés du nouvel ordre documentaire qu’il installe, la firme ait une certaine connivence avec les militants d’un web libertaire dont le ressort est la remise en cause de l’ordre ancien fondé sur la maîtrise de la forme des documents.

Bien des éléments pourraient être ajoutés pour conforter l’accent mis sur cette deuxième dimension : La nécessité pour la firme de disposer de l’ensemble du web en mémoire-cache ; l’utilisation du fair-use aux États-Unis pour se dispenser du copyright et corrolairement les relations difficiles avec les ayant-droits ; Google-books ; YouTube ; la distribution gratuite du système Androïd sur les téléphones portables pour concurrencer l'imprimeur-libraire Apple ; ou, tout récemment, la « recherche instantanée » qui suggère le texte de la requête au fur et à mesure de la frappe en construisant en direct un ordre documentaire à partir d’un contenu, et j'en passe beaucoup. Le meilleur symbole du cœur de métier de la firme est sa page d'accueil, pratiquement inchangée depuis le lancement de la firme (ici, lire aussi les commentaires).

Actu 22 oct 2010

Intéressantes remarques sur la concurrence Apple/Google :

“THE GOOGLE INVESTOR: Android Has No Chance In The Near-Term Against The iPad,” Business Insider, Octobre 21, 2010, ici.

Actu du 25 octobre 2010

Voir aussi le billet de F. Cavazza, qui sous-estime à mon avis le poids de la forme :

FredCavazza, Google Chrome OS = iOS + iTunes, 15 octobre 2010 ici .

Actu du 19 déc 2010

Étude approfondie de la position dominante de Google en France :

Avis du 14 décembre 2010 sur le fonctionnement concurrentiel de la publicité en ligne (Ministère de l'économie, des finances et de l'emploi), ici.

Commenté notamment par Electron libre .

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